À Paris et en région, une nouvelle génération de directrices et de directeurs prend les rênes de petites salles pour y programmer des artistes émergents. Compte tenu de l’actualité économique, le pari semble fou… Il n’en demeure pas moins nécessaire.
C’est une tendance qui se confirme, en dépit du coût galopant de la vie, de la fréquentation décevante des salles de spectacle (dans le privé, surtout), de l’attractivité des plateformes vidéo, de l’offre théâtrale pléthorique (en grande partie liée à l’embouteillage provoqué par le COVID) et de la sinistrose ambiante… Et c’est une excellente nouvelle. Pour la diversité culturelle (en général). Et celle du théâtre (en particulier). Les lieux qui consacrent leur programmation aux artistes émergents (jeunes et / ou inexpérimentés) fleurissent ; quelle que soit la saison… Citons Les Déchargeurs et Le Lavoir Moderne Parisien (en prive en ce moment à des difficultés) , citons le Théâtre 13 et La Maison Casarès à Alloue, citons aussi Le Nouveau théâtre de l’Atalante, une petite salle nichée dans le dix-huitième arrondissement parisien, adossé à celui de l’Atelier, qui rouvrira ses portes le 9 novembre 2022 avec une nouvelle direction et un festival, NTA, consacré aux jeunes compagnies.
Il faut être sacrément culotté, pour se lancer dans une telle aventure. Ou jeune… Ou les deux… Ou tout simplement, au fait d’une réalité objective et structurelle. « La demande est énorme du côté des compagnies, explique Ambre Dubrulle, en charge de la co-programmation à l’Atalante. Partout en France, il existe de plus en plus d’écoles supérieures d’art dramatique, et donc davantage d’artistes, qui, chaque année, essaient de trouver leur place dans le milieu ». À eux de leur trouver un espace d’expression, un tremplin, pour leur donner une chance d’exister et de montrer leur travail. Ces directrices et directeurs en herbe ont souvent l’âge des artistes qu’ils programment (une trentaine d’années, environ), et sont au fait des difficultés qu’ils rencontrent à la sortie de leur école. Ambre Dubrulle est elle-même artiste dans une compagnie émergente, Carré 128. Comme Rémi Prin, à la programmation des Déchargeurs, qui dirige la compagnie du Tambour des Limbes. « On est tous dans le même bateau, note ce dernier. À même à répondre aux besoins des artistes qui viennent frapper à notre porte, leurs problèmes sont les nôtres. »
La programmation n’est donc que la partie visible de leur travail, le soir des représentations. En journée, les théâtres se transforment en véritables ateliers de travail. « On organise des stages d’écriture, poursuit Rémi Prin, on met en place des scènes ouvertes de poésie, on a même lancé un concept qui s’appelle ‘café projet’ ». L’idée est simple : à une date donnée, n’importe quel metteur ou metteuse en scène peut se rendre dans le hall du théâtre pour rencontrer les programmateurs, devant une tasse de café, et présenter son projet de vive voix. « C’est un peu plus convivial que les échanges de mails sous lesquels nous croulons, continue le programmateur. Cela nous permet aussi de faire de très belles découvertes ; beaucoup d’artistes sont plus à l’aise à l’oral. » Grâce à ce dispositif, l’équipe est tombée sous le charme du projet de Valentine Basse & Gregor Daronian, Farf is a, programmé dans la petite salle la saison dernière, bientôt reprogrammé dans la grande, à partir du 30 novembre prochain. À l’Atalante, l’équipe propose l’accès à des salles de répétitions, et un accompagnement administratif. Avec, à l’appui, les outils dont ne disposent pas les jeunes compagnies, faute de moyens ; à commencer par le précieux travail des attachés de presse.
Dans le milieu, Lucas Bonnifait s’impose comme l’un des précurseurs de la tendance. Avant qu’il prenne ses fonctions au Théâtre 13 (un lieu qui programme des artistes plus établis), il co-dirigeait La Loge, l’un des rares endroits de la capitale à promouvoir l’émergence à l’année, avec l’appui plus ponctuel du festival dont il s’occupait : Fragments… Grâce à lui, Lorraine de Sagazan, Julie Duclos, Rébecca Chaillon, le collectif Das Plateau et bien d’autres ont pu se faire remarquer, avant de rencontrer le succès. « Le travail a porté ses fruits, constate Luca Bonnifait. C’est une très bonne nouvelle pour le théâtre, car ces jeunes créateurs et créatrices renouvellent les formes, mais aussi le public. Les artistes font venir leurs copains. Et quand le bouche-à-oreille prend, l’ambiance devient électrique. » Après, tout est question de dosage, car la réalité économique de l’émergence reste précaire. « Cette saison démarre un peu difficilement, concède Rémi Prin. L’an prochain, sûrement, il nous faudra programmer un peu plus d’artistes établis. »
Si l’émergence se développe, celle-ci n’est que la première étape du parcours du combattant qui attend les créateurs et les créatrices. (Auto)produire son premier spectacle est parfois plus facile à réussir que son deuxième ou son troisième. C’est le constat établit par Aurore Kahan, qui présente le spectacle Ciel Rouge. Matin. aux Déchargeurs, jusqu’au 29 octobre. « La marche d’après est encore plus difficile à monter, estime-t-elle. Il faut faire venir les programmateurs, qui croulent sous les propositions, les journalistes, qui sons sursollicités, et il faut enclencher le bouche-à-oreille pour qu’un nouveau public prenne le relais, ce qui n’est pas simple à l’heure actuelle… » Sans compter les compagnies en région, où les lieux dédiés à l’émergence sont bien moins nombreux que dans la capitale. « Quand on commence, tout se joue à Paris, note Rémi Prin. Et venant de Dunkerque, je reconnais que c’est une vraie galère. Les amis qui pourraient venir vous souvenir n’iront pas tous jusqu’à prendre un billet pour Paris. Sans compter qu’il faut trouver un endroit où crécher… On se sent parfois bien seul. »
Tout de même. L’optimisme domine. D’une part le développement de l’émergence enclenche un cycle vertueux. « Aucune compétition entre nous, assure Rémi Prin. Au contraire, entre directeurs et programmateurs, on s’appelle, on se voit, on s’épaule, on se concerte et on se conseille. » D’autre part, la génération qui arrive aux commandes prend la conjoncture de haut. « Pour le théâtre, le COVID n’a pas changé les habitudes, termine Ambre Dubrulle. Plus que jamais nous avons besoin de nous retrouver dans des lieux de vie. Plus que jamais, nous devons réinventer nos propositions artistiques. » L’émergence bourgeonne à l’heure où les arbres perdent leurs feuilles… Pour une fois que le dérèglement climatique a du bon.
Igor Hansen-Løve – sceneweb.fr
Bravo à toutes ces initiatives en faveur de l’émergence