Le 6 juin 2020, la Scène Nationale Carré-Colonne à Saint-Médard-en-Jalles et Blanquefort, en région Nouvelle-Aquitaine, a entamé un programme de résidences d’artistes locaux. Mise en place pendant le confinement, cette démarche permet aux artistes de reprendre le travail et au théâtre de renouer avec les habitants. Comme Raphaëlle Boitel et sa compagnie L’Oubliée qui aurait dû être en ce moment en création à New-York.
Si la crise actuelle a pour le spectacle vivant quelques effets positifs, c’est dans les relations entre ses différents acteurs qu’il faut les chercher. Depuis le confinement, nombreuses sont les équipes de lieux et les artistes à réfléchir de manière collective à leurs manières de travailler ensemble. Ils forment des groupes de réflexion, mettent en place des initiatives diverses, recensées pour certaines dans une carte dont nous avons déjà parlé. Pendant le confinement, l’équipe du Carré-Colonnes, né il y a 10 ans du rassemblement de deux structures culturelles des villes de Blanquefort et de Saint-Médard-en-Jalles en Nouvelle-Aquitaine et labellisé Scène Nationale depuis janvier 2020 a imaginé ce rendez-vous, « À cour, à jardin, au balcon. Répétitions, création et recherche du 6 juin au 25 juillet ».
Parmi les 10 compagnies néo-aquitaines invitées en résidence, Raphaëlle Boitel et sa Compagnie L’Oublié(e) étaient en résidence pendant une semaine, afin d’anticiper une création prévue pour 2021, Ombres portées. Un trio où, comme à son habitude, l’artiste mêle le cirque à d’autres disciplines – en l’occurrence, la discipline urbaine du ParKour. Nous avons passé auprès d’elle, de son collaborateur artistique Tristan Baudoin, de son technicien Nicolas Lourdelle et de ses interprètes Alba Faivre et Marie Tribouilloy – Birgui Tall était absente ce jour-là – un moment rare, suspendu. Dans le respect, évidemment, des consignes sanitaires.
Du toit au plateau
Depuis le matin du 19 juin, l’équipe a délaissé les mâts pendulaires d’Ombres portées pour s’affairer autour d’un mât chinois. Elle prépare sa sortie sur le toit du Carré le lendemain, jour du marché qui se déroule sur le parvis du lieu. C’est le troisième rendez-vous du genre : avant Raphaëlle Boitel, la compagnie Opera Pagaï associée au Carré-Colonnes puis Jeanne Simone ont investi le balcon des théâtres de Saint-Médard-en-Jalles et de Blanquefort, « en clin d’œil à la période de confinement, où les balcons étaient l’un de nos rares endroits de sociabilité. C’est aussi pour nous une manière de renouer avec les habitants. Nous n’avions jamais rien fait sur les bâtiments, et nous nous rendons compte que c’est beau », dit Sylvie Violan, directrice de la Scène Nationale. Raphaëlle Boitel n’est pas novice en matière de toits. Sur ceux du Grand-Théâtre de Bordeaux l’an dernier, elle avait déjà réuni des artistes professionnels et amateurs de cirque et de ParKour pour une performance intitulée Horizon.
Entre le plateau et la régie installée au milieu de la salle vide, la metteure en scène construit avec ses interprètes la succession de chutes et d’ascensions qui feront le lendemain se lever les têtes des étals du marché. Elle en règle les « accents », mot récurrent de son vocabulaire, où la technique côtoie sans cesse la métaphore. Où l’« image » est le fruit d’une exigeante création lumière assurée par Tristan Baudoin, du travail acrobatique et chorégraphique des artistes qu’elle met en ombres et en lumières et de la recherche sur les agrès menée par Nicolas Lourdelle. Une demie journée de répétitions lui suffit pour écrire la performance perchée. Elle, Alba et Marie se changent pour réaliser une impro au sol, inspirée de La Bête Noire, solo autour de la contorsion et de la colonne vertébrale qui a ouvert le triptyque féminin dans lequel s’inscrit Ombres Portées. Puis retour au mât, pendulaire cette fois, sur lequel les deux interprètes continuent d’interroger, explique Raphaëlle, « le rapport très complexe des femmes aux disciplines du cirque, nos douleurs mêlées à un grand sentiment de liberté ».
L’espoir en résidences
Au lieu de Saint-Médard-en-Jalles, L’Oublié(e) aurait dû être à New York. Elle a aussi dû renoncer à la reprise d’un opéra à Barcelone, et à 42 dates de représentations en France et à l’international. « Une tournée qui représente des années de travail. Son annulation, c’est des rêves qui s’effondrent. Aussi pendant le confinement, ai-je refusé de répondre aux sollicitations pour alimenter la vidéosphère. J’ai eu besoin de réfléchir à ce qui fait sens pour moi dans nos métiers, et que l’on a parfois tendance à perdre dans la boulimie de spectacles, de productions qui fait notre quotidien. Ce qui m’a donné l’envie d’aller vers des formes et pratiques nouvelles, notamment cinématographiques. Le 7ème art nourrit depuis toujours mon univers, mais je n’ai jamais réalisé de film ; je me dis que c’est l’occasion », dit Raphaëlle Boitel. La reprise des répétitions, même avec un calendrier bouleversé – juste avant le Carré-Colonnes, elle a entamé au Grand T au Grand T à Nantes ses recherches pour sa prochaine grande forme, dont la création est prévue pour 2022 –, est pour Raphaëlle Boitel le moment d’entamer ce nouveau cycle.
Pour le Carré-Colonnes aussi, ces résidences ouvrent une période particulière. « En débloquant un budget de production pour les organiser, je voulais affirmer un soutien fort aux compagnies régionales, que nous entendons poursuivre tant que ce sera nécessaire. La prochaine édition FAB par exemple, festival que nous co-organisons avec une trentaine de partenaires de l’ensemble de la métropole, en accueillera plus que prévu », dit Sylvie Violan. Des structures locales – l’Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine (OARA) par exemple, ou encore le festival Chahuts – l’accompagnent dans cette mission. « Je crois beaucoup aux relations de coopération. Pendant le confinement, le dialogue entre scènes labellisées du territoire a été très riche. Il nous a permis de réfléchir aux meilleurs moyens de soutenir les compagnies, en articulant nos différents projets ».
De cette organisation dans l’urgence, Sylvie Violan souhaite aussi garder trace dans sa manière de programmer. « Nous prévoyons d’habitude tout un an et demie à l’avance. Or nous avons pu constater qu’il était important de pouvoir inventer des choses dans l’immédiateté. Dans notre programmation, nous garderons donc des espaces libres qui nous permettront cette réactivité ». Au Carré-Colonnes, artistes et équipe partagent un même désir d’adapter au mieux leurs pratiques à la situation et à leurs désirs profonds.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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