La 30ème édition du festival jeune public Momix aurait dû avoir lieu du 28 janvier au 7 février 2021. L’anniversaire est reporté à 2022. Dans un esprit de solidarité avec compagnies et techniciens, un rendez-vous professionnel est toutefois organisé à Kingersheim. Parmi les spectacles présentés, plusieurs abordent avec force un sujet d’actualité : la solitude.
Le comédien Lionel Lingelser, co-fondateur de la compagnie Munstrum Théâtre avec Louis Arene, est un enfant de Kingersheim. Et qui dit Kingersheim, dit Momix. Beau-fils d’un employé du service culturel de cette petite commune de la banlieue de Mulhouse dans le Haut-Rhin, où travaille alors aussi Philippe Schlienger nommé en 1989 à la direction du CREA – lieu de pratiques artistiques et de loisirs qualitatifs, qui porte dès sa création le rendez-vous international de la création jeune public Momix –, Lionel y connaît ses premiers émois théâtraux. « Je suis fasciné par l’univers d’Ilka Schöbein, par son rapport au monstre, qui deviendra un axe central de ma recherche au sein du Munstrum Théâtre. Je découvre le travail de marionnettistes russes… », se rappelle-t-il avec émotion le lendemain de la première des Possédés d’Illfurth. Nous sommes le 30 janvier 2021, à l’Espace Tival de… Kingersheim.
Même dans les pires circonstances, le hasard réserve de jolies surprises : après avoir été maintes fois reportée, c’est en effet à Kingersheim qu’a été créée cette pièce où l’intime et le conte se marient de délicieuse manière. Cela dans le cadre d’un festival Momix à huis clos, réservé aux professionnels, dont nous avons eu la chance de suivre une partie du premier weekend. Pour Lionel Lingelser comme pour la vingtaine de compagnies invitées, cette non-édition – l’équipe du festival a décidé d’en reporter l’anniversaire à l’année prochaine – est l’occasion de renouer avec les programmateurs après des mois d’isolement. Et d’imaginer la suite.
En attendant les mômes
En permettant la naissance de spectacles répétés pendant des mois de confinement et de couvre-feu, Momix leur donne l’espoir de mener un jour leur vie, d’aller sur les routes à la rencontre d’enfants de tous âges. « Nous avons tenu à privilégier les créations. Les autres spectacles prévus donneront pour beaucoup lieu à des rendez-vous au cours de la saison 2021. Enfin, nous en retrouverons quelques-uns lors de la prochaine édition de Momix », explique Philippe Schlienger, comme il l’a fait plus tôt auprès du nouveau maire de la commune Laurent Riche et des autres tutelles locales. Un exercice qui ne fut pas sans peines : « organiser un événement sans public, sans les enfants qui sont d’habitude au cœur de l’événement, n’est pas forcément une chose évidente pour des élus. Ils pensent d’abord au public, craignent sa frustration. C’est à nous de leur exposer l’importance du rendez-vous pour les artistes et les techniciens, et pour les spectateurs de demain ».
Le dialogue été fructueux : c’est avec un budget inchangé qu’a été organisé ce Momix si particulier. Pour compenser la réduction de la programmation, l’équipe a inventé un nouveau type de rendez-vous entre compagnies et professionnels : les Rencontres Pro-Art, temps d’échange individuels de 30 minutes. À destination des enseignants et des artistes, la formation « PRÉAC » a aussi pu être maintenue. Intitulée « Adolescence et spectacle vivant. Quand la fiction confronte le réel », elle fait écho à plusieurs spectacles que nous avons pu voir. À commencer par Les Possédés d’Illfurth, dont le village éponyme situé non loin de Kingersheim fut le théâtre en 1865 d’une histoire dont l’enfance de Lionel Lingelser a été hantée : celle de deux jeunes garçons, Joseph et Thiébaut Burner, atteints d’un mal mystérieux qu’aucun médecin ne parvient à expliquer. Une « possession » que l’artiste, qui s’est fait accompagner à l’écriture par Yann Verburgh, met en parallèle avec une autre, d’un autre genre, d’une autre époque mais d’un même lieu. Celle d’Helios, 10 ans, en 1994.
Rêveries solitaires
Seul en scène, Lionel convoque toute une galerie de personnages un peu perchés. Un metteur en scène colérique au fort accent alsacien, une mère versée dans les plantes et le reiki… Et bien sûr Helios, qui cherche sa voie à travers le théâtre. Seul, mais peuplé d’amis imaginaires. Le comédien a beau avoir pour la première fois mis de côté son travail sur le masque, on en retrouve les principes dans Les Possédés d’Illfurth, conçu avant la Covid comme un spectacle à jouer partout. À Kingersheim, Lionel n’est pas le seul rêveur solitaire. En la matière, Étienne Manceau de la Cie Sacékripa excelle aussi dans Vrai, de même que Frédérique Loliée dans Lucy seule. Ce point commun entre trois spectacles très différents nous aurait sans doute moins frappés dans le cadre d’un Momix plus « normal », sans masques, gel, distanciation et avec les lieux de convivialité que sait si bien faire vivre l’équipe du festival. Aujourd’hui, ces solitudes nous parlent, quelque soit notre génération.
Première expérience jeune public pour Frédérique Loliée, accompagnée à la mise en scène par Matthias Langhoff qui ne s’était lui non plus jamais jusque-là adressé aux enfants, Lucy seule met en scène une grande petite fille qui s’invente des mondes. À partir du Livre de lecture de Gertrude Stein, elle crée à vue divers personnages à partir d’un bric à brac sorti de son armoire. Comme dans Les Possédés d’Illfurth, l’isolement, la difficulté d’être avec l’Autre sont moteurs d’un imaginaire fertile. En passant par le conte et par l’objet, la pièce exprime avec intelligence l’inquiétude de Matthias Langhoff face à l’absence de formation pour les spectateurs de théâtre. « Les spectacles sont généralement présentés comme des produits, ils sont généralement le reflet de la crise que traverse notre société où l’intérêt est seulement économique. Nous sommes une société de consommateurs et le théâtre devient un produit pour le consommateur. Ce théâtre m’ennuie ».
L’extension du domaine de la jeunesse
La démarche de Frédérique Loliée et Matthias Langhoff illustre l’une des grandes évolutions récentes du théâtre à destination de la jeunesse : l’intérêt que suscite ce pan de la création auprès d’artistes connus pour leur travail en direction des adultes. « La question adolescente, surtout, mobilise de plus en plus d’auteurs et de metteurs en scène qui évoluent hors du réseau jeune public. De plus en plus de lieux, parmi lesquels des Centres Dramatiques Nationaux, s’en emparent aussi. En parallèle, les lieux consacrés au jeune public font un pas vers la création pour adultes. De nouveaux points de rencontre se dessinent, fort intéressants », observe Philippe Schlienger.
Momix y contribue largement, en programmant très régulièrement des compagnies reconnues dans d’autres sphères que celle du théâtre pour enfants. C’est le cas du Munstrum Théâtre, que le CREA a accueilli en résidence dès sa première création : pour Lionel Lingelser et ses acolytes, il n’existe guère de différence fondamentale entre théâtre pour la jeunesse et théâtre pour adultes. « En jouant dans Oh Boy ! (2009) de Catherine Verlaguet, mis en scène par Olivier Letellier, j’ai pu percevoir tous les possibles du théâtre ‘’tout public’’, en matière de sujets autant que de formes. Les petites formes que nous créons avec Munstrum Théâtre répondent à la vision que j’ai du ‘’tout public’’. Plus mobiles que nos grandes formes, elles sont tout aussi exigeantes ». Ce type de démarche participe de l’importante évolution du théâtre pour la jeunesse.
La compagnie Sacékripa, qui a présenté cette année à Kingersheim la première de Vrai, fait elle aussi bouger les lignes déjà mouvantes de ce pan de la création. Repérée par l’équipe du festival avec Vu (2012), solo pour manipulateur d’objets usuels, la compagnie Sacékripa a depuis intégré le réseau jeunesse, où elle amène un univers très singulier. Entre cirque, théâtre et manipulation d’objets, son langage s’adresse à l’enfant qui est en chacun. Dans Vrai, elle invente un dispositif circulaire ingénieux, qui place le spectateur en situation de témoin-voyeur d’un dialogue lui aussi empreint de solitude entre Étienne Manceau et un certain Candide Lecat dont nous ne dirons rien pour respecter le souhait de la compagnie. Aussi drôle que touchant, cet échange témoigne d’une pleine confiance dans la capacité d’interprétation et de rêve du public. Une chose précieuse pour la création destinée aux plus jeunes, encore souvent desservie par des tentations pédagogiques. Pas à Momix, dont les retrouvailles avec les jeunes spectateurs promettent d’être belles.
Anaïs Heluin
Festival Momix. www.momix.org
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