Dans A l’Ouest, sa dernière création, le collectif Bajour aborde le deuil et la fratrie avec une vitalité communicative et n’hésite pas à frictionner comique et tragique pour mieux conjurer le drame.
Compagnie associée au Théâtre Public de Montreuil, récemment renommé et nouvellement dirigé par Pauline Bayle, le collectif Bajour y présente actuellement À l’Ouest, création collective habilement menée qui rappelle par bien des aspects l’ambiance de certains spectacles des Chiens de Navarre, inspiration criante autant en terme de méthode de travail (écriture de plateau à partir d’improvisations) que de rendu scénique.
Si l’on craint dans les premières scènes un effet de mode un peu redondant, l’usage facile de la recette qui marche – une certaine tendance du théâtre français à abuser de scènes collectives à la table qui partent en vrille et dégénèrent vers l’outrance comme pour mieux mettre à mal un certain réalisme daté, à remettre sur le tapis ad nauseam le motif de la famille en crise assaisonnée d’un contexte social morose pour faire corps avec l’époque, à pratiquer l’adresse public pour effriter le sacro saint quatrième mur qui a fait les riches heures du théâtre classique, on avoue qu’au bout du compte, méfiance et crispation ont laissé la place à l’adhésion et l’admiration. Car s’il marche parfois sur la corde raide, ce spectacle incandescent et maîtrisé mis en scène par Leslie Bernard et Matthias Jacquin n’en offre pas moins une traversée tumultueuse et joyeuse en zone de haute turbulence post traumatique.
Pour évoquer un deuil impossible et une fratrie déchirée, choix est fait de bouleverser la chronologie de la représentation et d’éclater la narration pour signifier le trou béant de l’absence autant que la présence des disparus qui perdure par delà le trépas. C’est donc dans une temporalité déréalisée que l’on navigue, où les vivants et les morts s’entrechoquent, où les souvenirs se diluent dans le réel et le lien fraternel éternel, où le passé percute toujours le présent avec l’insistance de ce qui ne passe pas. Ainsi, le spectacle opère des bascules vertigineuses d’une scène à l’autre, d’une ambiance à l’autre, pour mieux dire le maelstrom des émotions en jeu et cette persistance des morts dans nos vies. Comme si nous étions plongés tête la première et corps en entier dans le cerveau sous le choc d’une fratrie à la fois soudée et explosée par la disparition brutale de deux d’entre eux.
Les scènes s’accumulent et trébuchent inexorablement sur le réel pour peindre ce paysage mental dévasté, les situations atteignent des paroxysmes pour se désagréger complètement. Quant au langage, il se dérègle dès que l’émotion en jeu dépasse un certain stade, voire se transforme en chant pour mieux dire ce que les mots ne parviennent plus à exprimer et cette trouvaille donne lieu à des scènes tantôt jubilatoires où l’humour l’emporte sur l’hébétude, tantôt bouleversantes. Car ce dont il est question en sous texte, si ce n’est jamais abordé frontalement mais là en sourdine ou dans ces noirs profonds et immersifs où le son prend le relais de l’image, est bien la souffrance incommensurable de la perte, la suffocation devant l’inacceptable et la propension à fuir la réalité quand celle-ci atteint le seuil de l’intolérable.
Sujet ambitieux pour de jeunes gens mais la singularité du traitement et l’intensité des comédiens l’emportent haut la main sur les réticences de départ. Dans ce climat mortifère baigné de complicité fraternelle, sur cette terre brulée où les cendres n’ont pas fini de se consumer, la vie s’engouffre dans les scènes remémorées qui nous déplacent dans l’avant-drame. Et c’est comme s’il n’y avait plus d’avant et d’après, tout se mélange car le temps se dilue et s’englue dans leurs têtes percutées de souvenirs incessants.
La réussite de ce spectacle qui sent littéralement le bois mort est de nous faire chavirer en permanence, de provoquer le rire contre toute attente en nous glaçant d’effroi la seconde d’après, de briser la linéarité temporelle et une certaine unité atmosphérique pour mieux exacerber les gouffres et les déraillements face au réel. Ni psychologie ni explication rationnelle ne viennent lisser ce spectacle éruptif qui offre des scènes hilarantes comme l’irruption bégayante du voisin ou ce coup de foudre mémorable, et distille des images d’une beauté incendiaire toute cinématographique.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
A l’Ouest
mise en scène Leslie Bernard et Matthias Jacquin
avec Leslie Bernard, Julien Derivaz, Julie Duchaussoy, Matthias Jacquin, Hector Manuel, Asja Nadjar / Adèle Zouane, Georges Slowick, Alexandre Virapin
scénographie François Gauthier-Lafaye
création et régie lumière Julia Riggs
création et régie son Marine Iger
construction et régie plateau François Aupée
photos Loewen Photographieproduction Bajour
production déléguée CPPC
coproduction Théâtre de Cornouaille, Scène Nationale de Quimper; Le Quai, CDN d’Angers; L’Aire Libre, St-Jacques-de-la-Lande; Les Scènes du Jura, Scène nationale de Lons-le-Saunier
soutiens Théâtre de la Bastille, Paris; Théâtre National de Bretagne (Atelier de construction), Rennes; Aide à la création du Ministère de la Culture / DRAC Bretagne.Durée 1h30
La Manufacture Avignon Off
Patinoire
de 11:20 > 13:40(avec trajet en bus)
du 7 au 24 juillet, sauf les 12 et 19
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