Sans conteste, le Guillaume Tell de Rossini qui ouvre la saison de l’Opéra de Lyon bénéficie d’une éblouissante exécution musicale. Mais ses enjeux libérateurs passent à la trappe dans la mise en scène apolitique de Tobias Kratzer.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Tobias Kratzer n’est pas intimidé par les « mastodontes opératiques ». Le jeune metteur en scène s’est fait connaître en Allemagne avec un cycle autour des grands opéras historiques de Meyerbeer (il a monté Les Huguenots, Le Prophète et L’Africaine) ainsi que des Maîtres chanteurs et un Crépuscule des Dieux, de fort bonne réputation. Au festival de Bayreuth, il vient de signer un Tannhäuser iconoclaste qui a beaucoup amusé, et un peu ulcéré, le public traditionnel du festival wagnérien. Le spectacle interrogeait la place qu’occupe l’art dans la société, mettant en conflit élitisme conservateur versus pop underground. Cela collait bien au sens de l’oeuvre dont le personnage éponyme est un troubadour marginal. En montant Guillaume Tell, Kratzer remet au centre de son travail l’expression musicale et sa survivance dans un monde barbare. Et c’est un total hors-sujet.
Tout est politique dans Guillaume Tell. La composition de l’oeuvre est contemporaine de la révolution de juillet et le sujet de son intrigue, éminemment patriotique et insurrectionnel, narre la douloureuse et violente naissance de l’Helvétie se libérant de l’oppression Habsbourgeoise. Le dernier ouvrage de Rossini enjoint à la révolte, proclame l’indépendance, il est une fulgurante ode à la résistance, à la liberté et à la démocratie. Or cette dimension est totalement occultée par la dramaturgie qui préfère chanter le pouvoir de la musique porteuse d’espoir envers et contre tout.
Tobias Kratzer invente une fable distopique dans laquelle la musique menacée triomphe finalement de l’adversité. Première image évocatrice : le saccage d’un violoncelle pendant l’ouverture. Tout au long des quatre heures de représentation, le plateau figure une salle de concert et de réception pour gens sobrement et élégamment vêtus en noir (les suisses) envahie par une bande de vilains trublions (les autrichiens) aux costumes blancs rappelant ceux des Lazzi dans la Commedia dell’arte. Munis de battes, ils évoquent Scapin ou Polichinelle. Ne se jouerait-il pas ici un remake d’Ariadne auf Naxos où s’affrontent avec caractère la tragédie dramatique et la comédie légère ? Les membres d’un chœur et d’un orchestre imaginaires, traqués comme des proies de chasse, partent en guerre pour la sauvegarde de leur art. Dans leurs tenues de gala, ils brandissent pour seules armes, leurs partitions et instruments. Ils font des arcs, des arbalètes et des boucliers avec des caisses de résonance de violons de toutes tailles et des lances avec des hautbois et clarinettes. Les trois cantons évoqués à la fin de la première partie se découpent en pupitres : les cordes sont rejoints par les vents puis les cuivres. La mise en scène tourne autour de sa seule idée directrice, cohérente sur le plan dramaturgique mais réductrice.
C’est la première fois que Tobias Kratzer réalise une création lyrique en France et on en attendait beaucoup, peut-être trop. Le travail est réfléchi mais peu exaltant. L’artiste sait à peu près animer les foules, dessiner les personnages, mais se montre peu capable de rendre compte de la frénésie explosive et subversive de l’oeuvre, Non sans mérite, il évacue toute trace de folklore et de couleur locale. Pas de paysans dansants, pas d’héroïsme ronflant, juste une énorme lithographie représentant les cimes de montagnes baignées de brume et de neige bientôt recouvertes d’un liquide noir sensé rappeler les ravages que subit le pays.
Comme pour donner raison à la parabole de Kratzer, c’est bien musicalement que ce Guillaume Tell est exceptionnel. Nicola Alaimo est, comme à Orange cet été, le rôle-titre qu’il incarne avec puissance et surtout une humanité noble et tendre. La mise en scène renforce sa bonté paternelle en dédoublant le rôle de Jemmy chanté par une mezzo juvénile mais un peu courte en voix et joué par un garçonnet omniprésent. John Osborn tire son épingle du jeu dans le rôle périlleux d’Arnold aux aigus agiles et vaillants. Jane Archibald chante Mathilde avec des moyens vocaux de belle ampleur.. Les seconds rôles et les Chœurs sont admirables de bout en bout. Dès l’ouverture cultissime, le bouillonnant chef Daniele Rustioni parvient à insuffler le souffle et la tension nécessaires à l’oeuvre de Rossini aux accents plus romantiques que belcantistes. L’orchestre sort la cavalerie, lâche les chevaux, se montre plein de furieux élans mais jamais au détriment des voix et sans renoncer à l’élégance musicale. Il donne à entendre une gracieuse poésie dans le final mâtiné d’une lumière sonore quasi surnaturelle, originelle, qui jaillit de la fosse, rayonne et étreint comme la paix qui enfin advient.
Guillaume Tell de Rossini
Direction musicale
Daniele RustioniMise en scène
Tobias KratzerDécors et costumes
Rainer SellmaierLumières
Reinhard TraubChorégraphie
Demis VolpiDramaturgie
Bettina BartzChef des Chœurs
Johannes KnechtGuillaume Tell
Nicola AlaimoHedwige, femme de Guillaume Tell
Enkeledja ShkozaJemmy, fils de Guillaume Tell et de Hedwige
Jennifer CourcierArnold, prétendant de Mathilde
John OsbornGesler, gouverneur
Jean TeitgenMelchtal, père d’Arnold
Tomislav LavoieMathilde, sœur de Gesler
Jane ArchibaldRodolphe, capitaine de la garde
François PiolinoWalter Furst
Patrick BolleireRuedi, un pêcheur
Philippe TalbotOrchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon
Durée: 4h30
Opéra de Lyon
Du 5 au 17 octobre 2019
La référence n’est pas Sganarelle ou Scapin pour les oppresseurs mais Orange Mécanique. Sans cette référence pourtant évidente votre lecture est biaisée: il s’agit de la lutte d’une société éclairée ( dans un continuum post-lumieres) contre une violence aveugle et sans objet, la lutte ne pouvant se faire sans perversion et dénaturation de ce qui fonde une culture…