Avec énergie et conviction, la jeune metteuse en scène adapte La Misère du monde, ouvrage dans lequel une équipe de sociologues, sous la direction de Pierre Bourdieu, sillonne la France pour donner à entendre des paroles inaudibles.
Lorsque La Misère du monde paraît en 1993, l’essai trouve rapidement un large écho. Dans ce livre-somme, une équipe de sociologues, sous la direction de Pierre Bourdieu, recueille les témoignages (182) de personnes issues de diverses catégories sociales, toutes en proie à une violence ou une misère sociale – racisme, harcèlement sexuel et moral, chômage, vie dans des banlieues déconsidérées, relégation, etc. Ces points de vue habituellement invisibles sont ici réunis sur près de 1500 pages, selon un mode bouleversant les règles et la méthodologie des sciences sociales : Bourdieu et son équipe revendiquent – et mettent en œuvre – une nouvelle manière de réaliser les entretiens, réfutant la supposée neutralité de l’enquêteur.
En lieu et place des textes habituels qui analysent les contenus en énonçant au préalable des hypothèses, les paroles sont ici accompagnées de textes les contextualisant à travers divers éléments – descriptif de l’entretien, comportement des enquêtés, données chiffrées, lettres, etc. Excédant le seul champ de la sociologie, l’ouvrage intéresse, dès sa sortie, des artistes de théâtre. Si seuls deux metteurs en scène – Alain Timar et Dominique Féret – recevront d’abord l’autorisation de Pierre Bourdieu pour une transposition au plateau, ces créations, notamment celle d’Alain Timar, feront date.
Découvrant l’ouvrage en 2012, Alice Vannier le met en scène avec une bande de jeunes acteurs – rencontrés à Lyon pendant leur formation à l’Ensatt – pour le créer en juin 2018 à Paris. En 1h30, l’équipe convertit discours analytique et entretiens en scènes successives, faisant intelligemment théâtre de tout et avec peu. L’adaptation co-signée par Alice Vannier et Marie Menechi retraverse plusieurs témoignages, piochés dans les différentes parties de l’ouvrage : les lycéennes ressentant un gouffre entre le collège et le lycée ; la femme harcelée sexuellement par son supérieur ; les habitants de banlieue exprimant un racisme ordinaire ; le couple de marginal vivant dans la rue, etc.
Tout comme il importait aux sociologues de respecter la parole des personnes interrogées en articulant les difficultés auxquelles elles font face, En réalités prend garde à mettre en perspective les entretiens. Ces derniers alternent avec des séquences où les sociologues sont au travail, les dialogues se fondant dans ce cas-là avec les textes contextualisant les enquêtes. Cela permet à l’équipe d’ajouter du jeu, et de dessiner par petites touches les personnalités des sociologues, entre le doctorant terminant sa thèse et le chercheur toujours en retard dans ses rendus d’articles. L’ensemble se déplie dans un dispositif scénographique modeste, mais efficace : un porte-manteau, quelques chaises et des tables – composant un mur comme des bureaux de travail – redessinent les multiples lieux investis, extérieurs comme intérieurs. Les six comédiens – Anna Bouguereau, Margaux Grilleau, Adrien Guiraud, Hector Manuel, Sacha Ribeiro et Judith Zins, d’une justesse remarquable – passent avec brio d’un rôle et d’un registre de jeu à l’autre, réalisant prestement et à vue les changements de décors et de costumes.
En tant que premier spectacle d’une jeune équipe, En réalités comporte encore quelques maladresses, quelques effets un peu visibles, à l’image du final. Néanmoins, la création saisit par sa capacité à faire théâtre de tout, et à travailler les émotions offertes par les entretiens, sans jamais oblitérer le discours analytique. Surtout, elle rappelle qu’une vingtaine d’années après la publication de l’ouvrage, la situation n’a guère évolué – et, qu’en fait, elle a même empiré. Le tournant du néolibéralisme amorcé dans les années 1980 n’a fait que se prolonger, la perte d’importance de la notion de service public s’est accrue, tout comme le désengagement de l’Etat. Pour ces artistes nés au moment de l’écriture du livre, s’en saisir est l’occasion de rappeler avec vivacité qu’il n’y a pas de fatalité. Et que si « porter à la conscience des mécanismes, ce n’est pas les neutraliser », les connaître permet de les combattre.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
En réalités
d’après La Misère du monde de Pierre Bourdieu
Adaptation Marie Menechi et Alice Vannier
Mise en scène Alice Vannier
Avec Anna Bouguereau, Margaux Grilleau, Adrien Guiraud, Hector Manuel, Sacha Ribeiro et Judith Zins
Assistante à la mise en scène Marie Menechi
Conception lumière Clément Soumy
Scénographie Camille Davy
Conception son Manon AmorProduction Courir à la Catastrophe / Antisthène
Co-production Théâtre 13, Théâtre des Clochards Célestes
Partenaires et soutiens Arcadi Ile de France, Fondation Polycarpe, ENSATT, Opéra de Massy, SPEDIDAM et SACDDurée : 1h30
Théâtre des Célestins
du 14 au 16 janvier 2022
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