Dans le cadre du Festival de Marseille, le collectif Rara Woulib a organisé avec l’association Le Carillon une fête itinérante pour tous. Une soirée de partage, de communion, qui a soulevé les mécanismes d’exclusion de la ville autant que ses espaces de solidarité.
En matière de rendez-vous, le collectif Rara Woulib a l’art de cultiver le mystère. Il aime à fabriquer des surprises, à bricoler des inattendus. Surtout lorsqu’il propose au public des expériences dans le cadre d’une création en cours. Des « tentatives », comme il les qualifie dans la présentation de son prochain spectacle que Julien Marchaisseau, le fondateur de la compagnie, envisage pour l’heure d’intituler Moun fou – « le fou », en créole haïtien. À moins qu’un événement ne vienne changer la donne. Une rencontre peut-être, car chez la compagnie marseillaise composée d’une quinzaine de personnes aux trajectoires diverses (travailleurs sociaux, cuisiniers, personnel médical, musiciens, constructeurs, techniciens…), tout part d’un désir de créer des espaces singuliers de croisement, de dialogue, entre les habitants des territoires qu’elle investit. Urbains le plus souvent, naturels parfois.
Lorsque, dans le cadre du Festival de Marseille, il nous invitait le 22 juin 2019 à une « fête » aussi présentée comme sa tentative n°4 en vue de la création de Moun fou prévue pour le prochain Festival de Marseille, le collectif a donc agi à sa manière habituelle. En disant très peu de ce qui attendait les invités. En partie parce rien n’était encore fixé au moment de l’impression de la brochure du festival. Mais aussi parce qu’en inventeurs hors pair de fêtes hors des circuits convenus, les membres de Rara Woulib savent que le lâcher prise, l’accueil de l’impromptu au cœur de leur processus de création doit être d’emblée partagé par ceux à qui ils s’adressent. Non pas un public au sens classique du terme, mais un cortège de spectateurs-acteurs sans qui rien ne peut avoir lieu. Un rassemblement de taille inconnue d’avance, dans un « lieu annoncé à la dernière minute ». Avec tout de même une belle perspective : une immersion « dans des espaces de jeu inexplorés : ceux de la ville du fou, de l’exclu qu’on croise sans le rencontrer ».
C’est finalement à L’Éclectique, un nouveau lieu du cours Joseph Thierry, que le rendez-vous est fixé le jour J. Devant cet espace coopératif hybride, mi-coffee shop mi-cave à bière, une foule se constitue peu à peu. On discute en testant l’une des nombreuses curiosités de la carte du bar. On attend qu’un mot, qu’un geste vienne donner le signal de départ. Et dans cette attente grandit quelque chose d’indicible d’abord. Une sensation d’extraordinaire liée peut-être aux parapluies et aux valises dorés perchés dans les arbres. Peut-être aux fauteuils roulants avec leurs pancartes « Ça roule pas tout seul ! » qui donnent au bavardage et au houblon un goût particulier, un peu coupable. De même que les enregistrements de personnes en marge diffusés par de petites carrioles d’où sortent également de petites pizzas à la tomate séchée. Autant de détails qui, déposés ensemble sur une même place, soulignent peu à peu la nature du groupe qui ne cesse s’agrandir. Sa belle singularité.
Dans l’un des fauteuils, un homme s’avance finalement au centre de la place. Muni d’un haut-parleur, il lance des mots qui ressemblent à son corps. Des mots marqués par la vie de la rue. Des phrases qui sont comme un cri, sur l’absence de bienveillance. Sur l’indifférence. Accompagné par l’association Le Carillon qui vient en aide aux sans-abris, avec qui Rara Woulib a travaillé pendant une semaine pour chercher comment « s’emparer de la forme de l’événement contestataire en espace public et organiser notre propre manifestation », cet homme n’est pas là pour mettre un terme à la fête en préparation. À sa manière, il dit seulement qu’elle est une conquête. Une sorte de revanche. Et que toute célébration, que tout rituel social devrait être ainsi.
Le cortège peut alors se mettre en marche. Lentement, selon un itinéraire ponctué d’événements microscopiques. D’un chant en arabe, en anglais ou en français, d’un gospel ou d’une balade qui montent doucement de la foule pour s’y évanouir de la même façon. D’une procession en musique, dérivée sans doute du rara – rituel paysan haïtien sur lequel Julien Marchaisseau a longtemps travaillé –, qui dure juste le temps d’ouvrir le regard de chacun à des objets, à des présences qui souvent lui échappent. Selon une logique que la compagnie assimile à celle du hacking. En précisant bien que « hacker, ce n’est pas être malveillant, c’est avant tout posséder un esprit curieux, tâtonner, fouiller dans les entrailles du système, le détourner de son usage principal, et se le réapproprier, sans jamais rien détruire ». Les cinq heures de déambulation de cette tentative n°4 ont joliment rempli l’objectif. Ceux qui y étaient se rappelleront de cette utopie pédestre où le théâtre, où la musique et la danse furent ce qu’ils ne sont plus qu’occasionnellement : un horizon commun.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Moun fou, tentative n°4
Les trois autres « tentatives » de Rara Woulib sont documentées sur le site du Festival de Marseille. www.festivaldemarseille.com
Le site de Rara Woulib : www.rarawoulib.org
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