Dans la droite lignée de Chute d’une nation, Yann Reuzeau imagine la vie d’une rédaction confrontée à l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite. Une plongée au cœur du réacteur qui fera frémir les tenants de la liberté de la presse.
Après la chronique de la chute, vint l’exploration des bas-fonds. On avait quitté Yann Reuzeau sur une image choc, de celles qu’on aimerait ne jamais voir : l’accession au pouvoir, en France, d’un candidat d’extrême-droite. Dans sa saga Chute d’une nation, le dramaturge et metteur en scène retraçait, avec brio, une campagne présidentielle fictive où une poignée d’hommes et de femmes politiques ne parvenaient pas à faire barrage à l’élection de Thomas Mérendien, cet homme, populiste et xénophobe, avec le néo-fascisme pour seule matrice de pensée. Les Témoins raconte les heures d’après, les premiers jours et les premières semaines de prise de contrôle du pays, à travers le quotidien d’une rédaction, celle du journal « Les Témoins », réputée pour ses informations vérifiées, ses enquêtes, son impartialité et son journalisme de qualité, loin, très loin de l’opinion.
Sauf que le séisme politique est si fort que les secousses n’épargnent pas les journalistes. La salle de rédaction est devenue un champ de bataille, où chacun avance ses pions pour définir la position à adopter. L’arrivée de ce nouveau pouvoir doit-elle être traitée comme une alternance classique ? Le journal doit-il au contraire s’engager fermement contre lui au nom de la démocratie ? En parallèle, tous continuent de vaquer à leurs enquêtes : Cyril découvre le projet d’action terroriste d’un groupuscule écologiste, Hassan suspecte le Pakistan d’avoir organisé l’exécution d’un agent de la DGSI, Rebecca révèle une affaire d’espionnage industriel qui implique directement l’un des très proches du Président, tandis que Romain est approché par un groupe de résistance armée, prêt à commettre un coup d’Etat. Tout semble alors se poursuivre comme avant, mais le nouveau pouvoir commence à abattre ses cartes. Il compte bien, entre autres joyeusetés, museler la presse en s’attaquant au secret des sources, en la privant de subventions et en faisant régner un climat de terreur.
Dans la droite lignée de Chute d’une nation, Yann Reuzeau appréhende avec justesse ce que pourrait être le supplice d’une rédaction confrontée à un pouvoir aux intentions fascisantes qui, par essence, ferait de la presse libre une cible à abattre. Il dépeint, avec la précision de ceux qui ont enquêté, la crise de conscience de journalistes pris entre deux feux, entre deux idéaux, entre leur déontologie stricte et leur volonté d’être les gardiens de la démocratie. Malgré une image d’Epinal du rédacteur forcément enquêteur, à la recherche permanente de scoops un peu trop gigantesques – assez éloignée, malheureusement, de la réalité de moult rédactions d’aujourd’hui –, il décrit parfaitement les tiraillements qui se feraient jour, et ce que la presse aurait à perdre, sa pérennité même, en cas d’élection d’un.e candidat.e d’extrême-droite.
Rondement menée, savamment cadencée, l’histoire, aux multiples ramifications, tant personnelles que professionnelles, sait se faire haletante, à la manière d’un – bon – épisode de série télévisée. Au rythme des rafraîchissements de la page d’accueil du site Internet du journal, affichée en fond de scène, les nouvelles s’égrènent et les articles s’enchaînent, avec une vigueur et un ton de plus en plus anxiogène. Au-delà des journalistes, les six comédiens, tous très engagés, incarnent les personnages satellitaires qui participent, chacun à leur manière, à la mise sous pression de la rédaction et à sa transformation progressive en réacteur prêt à imploser. Leur jeu est, il est vrai, souvent un peu forcé, et frôle même parfois la fausseté, mais c’est dans cette façon d’y aller pied au plancher qu’ils semblent trouver l’intensité adéquate pour faire prendre pleinement conscience, à tout un chacun, des tourments qui pourraient advenir.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Témoins
Texte et mise en scène Yann Reuzeau
Avec Frédéric Andrau, Marjorie Ciccone, Frédérique Lazarini, Morgan Perez, Tewfik Snoussi, Sophie Vonlanthen
Assistante à la mise en scène Clara Leduc
Scénographie Goury
Vidéo Mathieu Morelle
Lumières Elsa RevolProduction Sylsyl, Antisthène
Durée : 2 heures
Manufacture des Abbesses, Paris
du 16 octobre au 20 décembre 2020
les dimanches à 17h
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