Au festival Ambivalence(s), Mathilde Delahaye fait jouer Maladie ou Femmes modernes dans un port de commerce. Longue vie à son théâtre-paysage !
Port de commerce de Valence, à quelques kilomètres de la ville, passées les inévitables zones commerciales illuminées que bordent des routes rapides. A droite, derrière un peu de verdure, le Rhône. Sur une grande esplanade bitumée, quelques cabanes de chantiers, des tas de gravats hauts comme des terrils et une tractopelle jaune majestueuse qu’à l’heure de débaucher un ouvrier paraît avoir laissé là, en plan, la tête encore dressée Surplombés par les silhouettes cylindriques d’immenses silos, colonnes de béton de plus de vingt mètres de haut, munis de couvertures pour se préserver du froid et du vent, les spectateurs réunis sur des gradins amovibles font face dans la nuit à un cadre de métal qui découpe le paysage. Au fond de ce paysage, une jeune femme joue du piano dans une lumière chaude. A l’avant, une sorte de siège de dentiste, de cabinet médical.
Mathilde Delahaye n’en est pas à son coup d’essai dans ces formes théâtrales qui investissent des lieux improbables et poétiques. Pas plus qu’elle ne s’attaquerait pour la première fois à une écriture qui ne se donne pas d’emblée. Après Tarkos ou Novarina, c’est Elfride Jelinek et Maladie ou femmes modernes, l’histoire de deux couples hétéronormés – avec des hommes winners de ce siècle, version médecin et conseiller fiscal – qu’une infirmière vampire et une morte en couches recomposent. Focus sur les deux personnages féminins qui en sortent accouplées, lesbiennes fantastiques qui se transforment « en une monstrueuse et muette double créature ». Trop peu de place ici toutefois pour raconter davantage une histoire qui se raconte peu, qui vaut surtout pour la langue de Jelinek, ses jaillissements poétiques, ses formules qui résonnent à l’infini, sa densité politique et existentielle qui traverse le récit.
Et surtout, gardons l’espace, l’espace susceptible de dire la beauté de la mise en scène déployée par Mathilde Delahaye. Comme images prégnantes dans la mémoire, tout à trac, des diagonales accomplies au pas de course d’acteurs et actrices qui s’enfoncent dans la nuit ; des silhouettes qui passent en arrière plan, et soudain se figent ; des cabanes de chantier qui se muent en espaces de jeu et des silos en écran XXL, etc, etc… Et surtout, surtout, l’impression d’un texte qui a été écrit sur les lieux, pour les lieux, et pour ses interprètes, pour un spectacle qui mêle l’étrange, le sauvage, et l’érotisme de la nuit des temps à la cynique époque contemporaine, le fantastique du conte au surréel des paysages industriels, la toute puissance humaine à son infinie animalité, pour composer un théâtre à nul autre pareil, d’une formidable puissance évocatrice.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Maladie ou Femmes modernes (comme une pièce)
de Elfriede Jelinek
Mise en scène Mathilde Delahaye
Avec Pauline Haudepin, Déa Liane, Julien Moreau, Blaise Pettebone, et la participation de Astrid Boekholt, Mathilde Chopard, Franck Grosjean et Elina Latapy
Assistante à la mise en scène et dramaturgie Blanche Adilon
Marion Koechlin régisseuse plateau
Scénographie Hervé Cherblanc
Création lumière et régie générale Sébastien Lemarchand
Création sonore et musique Félix Philippe
Costumes Léa PerronProduction déléguée CDN de Tours-Théâtre Olympia
Coproduction Festival Scène de Rue à Mulhouse ; La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche
Avec le soutien du Théâtre National Immatériel, du Programme SACRe (PSL) du Conservatoire National d’Art Dramatique de Paris, du Théâtre National de Strasbourg, du Jeune Théâtre National, de la Chambre de Commerce et d’Industrie de la Drôme et de Négométal Environnement
Le texte a été publié en version française chez L’Arche en 2001, dans une traduction de Patrick Démerin et Dieter HornigDurée : 1h30
Théâtre Olympia – CDN de Tours
du 11 au 14 juin 2019
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