Dans le cadre de son feuilleton de l’été, Mesdames, messieurs et le reste du monde, présenté tous les midis dans les jardins Cecanno au Festival d’Avignon, David Bobée a consacré un épisode à la cérémonie des Molières. Voici le discours de Gerty Dambury, dramaturge, metteuse en scène, romancière et poétesse française.
Mesdames, messieurs et le reste du monde, Chers et chères,
Remettre un Molière non genré, non raciste ! J’en ai rêvé !
Et aujourd’hui…, ben nous voilà ! On le fait !
Et ce ne sont plus des Molière, mais des Jeanne Laurent ! Formidable !
Bon, je ne désespère pas de remettre un jour le prix Jenny Alpha, Darling Légitimus ou encore Toto Bissainthe des comédiennes caribéennes francophones oubliées.
En attendant, je remettrai avec joie, avec plaisir, avec transport, cette récompense d’un nouveau genre, ce prix parodique et joyeux, déjanté qui vient ringardiser les Molières si longtemps et si précieusement réservés à un entre- soi qu’on ne présente plus.
Un entre-soi que l’association Décoloniser les Arts, à la quelle j’appartiens et dont je vais parler ici, a bruyamment contesté lors de la remise des prix en 2016, en vain, visiblement !
Un entre-soi qui se tient chaud dans toutes les strates du milieu culturel français. Avec une bonne foi et une innocence toutes deux feintes ! Que de fois nous entendons dire : « mais je travaille avec lui parce qu’on s’est rencontrés à l’école, à la fac, on est amis depuis 15 ans, depuis 20 ans, c’est normal qu’on travaille entre nous. »
Ainsi, dans les écoles de théâtre, certains n’ont rencontré ni femmes, ni racisé.es ? Quel manque de bol !
Et au bout du compte, le constat est là : en septembre 2015, au moment où Décoloniser les Arts lançait son enquête sur la présence des racisé.es dans le théâtre subventionné, on comptait 0 racisé.e à la direction d’un théâtre national (signalons qu’il n’y a pas non plus de femme…), 0 directeur ou directrice racisé.e à la tête d’un Centre Dramatique National, 2 directeurs de scène nationale : deux hommes d’origine Burkinabé et Béninoise, nommés en Guadeloupe et en Martinique… Quoi ? Les Noirs entre eux ? Tout cela sur un total de 71 scènes nationales. L’État français donne l’exemple…
Alors, vite, vite : une nomination ici, une autre là ! Bon, ça va, vous êtes content.es ? Ben non !
Parce qu’il ne suffit pas de focaliser son attention sur les directions : une photographie de l’organisation interne des théâtres, scènes nationales et du ministère de la culture lui-même nous en apprend énormément sur la manière dont fonctionne l’inconscient collectif.
Personne ne s’étonne du fait que les portes soient gardées par des vigiles noirs, que la sécurité soit assurée par des noirs, que le ménage soit effectué par les mêmes ou par des femmes et hommes d’origine maghrébine, quand la direction, la communication, les relations avec la presse, les relations publiques, l’administration, la direction technique sont assurés par des hommes et des femmes blanches.
Nul ne s’étonne du fait que les directions régionales des affaires culturelles soient partout assurées par des hommes et des femmes blancs et blanches, et cette fois, même dans les départements et territoires d’outremer.
Nul ne s’étonne de l’absence de ce que l’on nomme la « diversité » dans 98% des comités d’experts.
Nul ne s’étonne de cette même absence (ou présence infinitésimale depuis que nous tempêtons !) dans les conservatoires, à la tête des musées, parmi les auteurs et autrices soutenu.es et récompensé.es…
Dans le cinéma, dans les arts visuels, au théâtre, à l’opéra…
Dans la littérature, de grandes maisons d’édition inventent des collections spéciales pour les Noirs : je pense à Continents Noirs chez Gallimard, qui regroupe auteurs du continent africain, des départements d’outremer – Guadeloupe, Martinique, et autres diasporas africaines…
Il y a une dizaine de jours La Royal Society of Literature admettait en son sein, à Londres, 30% de poètes noirs et issus des minorités, parmi lesquels l’un des plus talentueux auteurs jamaïcains d’aujourd’hui, Kei Miller, au moment même où ce dernier recevait, en France le… Prix des Afriques pour son roman Augustown, traduit en français sous le titre de By the rivers of Babylon… Euh, y’a comme un malaise, là…
30%, c’est ce que représente la population non blanche en France, selon une étude de l’Institut National d’Études Démographiques (l’INED). Où sont-ils ? Où sont-elles ? Sont-ils et elles condamnés à s’exprimer dans des lieux à eux et elles seuls destinés, des ghettos culturels, des festivals pour les outremer, des festivals pour les francophones que la presse nationale dédaigne totalement — allez, allez, pour cela, il y a Jeune Afrique, RFI et France Ô — et plus pour
longtemps d’ailleurs vu que cette dernière chaîne est appelée à disparaître tandis qu’aucun travail de fond n’est effectué par les autorités et par la société civile pour renouveler clairement et franchement cette manière vieillotte de penser la France, bien au contraire puisqu’on s’aperçoit du fait que la très grande majorité de la classe politique court après les thèses nationalistes identitaires d’une extrême droite rêvant d’une France blanche et chrétienne, islamophobe et négrophobe.
Bien au contraire puisque les contrôles au faciès sont légalisés sans grande protestation.
Bien au contraire puisque les violences policières envers les jeunes hommes noirs et arabes ne semblent pas suffisamment prouvées à un député d’un parti de gauche pour qu’il daigne y accorder suffisamment d’importance dans sa lutte contre les ordonnances gouvernementales.
30 % de cette population refuse son assignation et sa racisation et elle se compte, vérifie sa présence dans toutes les strates de ce monde culturel et de cette société. Une partie de ces 30% fera sécession, mettre en branle la sédition si rien ne bouge !
La colère, la colère, vous l’entendez, la colère ?
Quelque chose doit bien expliquer le caractère apparemment « naturel » pour certains de ce racisme d’omission.
Ce quelque chose, c’est la quête obsédante de l’identité raciale, propre à la fin du 19è siècle qui refait surface depuis une cinquantaine d’années et (je cite Patrick Boucheron dans son introduction à l’ouvrage Histoire mondiale de la France), « elle nourrit désormais une critique de la diversité culturelle dans laquelle se discerne de plus en plus nettement une hostilité face aux effets supposément destructeurs de l’immigration. »
Les conflits qui se déploient dans ce pays trouvent leur source dans une histoire que l’on s’efforce d’occulter ou d’embellir, mais que des créateurs et créatrices, des auteurs et autrices, désirent inscrire dans les récits. Cette histoire est celle de la colonisation : les eurasiens et eurasiennes qui créent parmi nous ont des histoires à raconter qui nous concernent tous, les fils et filles des subsahariens qui créent parmi nous ont des histoires à raconter, qui nous concernent tous et toutes, les originaires des «départements d’outremer » ont des histoires à raconter qui nous concernent tous et toutes, qui sont notre histoire commune, les descendants de maghrébins et de maghrébines qui créent parmi nous ont des histoires à raconter qui nous concernent tous et toutes.
Il s’agit de moments de l’histoire de la France qui perdurent encore aujourd’hui, qui informent notre manière de classer en catégories distinctes les êtres humains qui nous entourent.Décoloniser les Arts nous appelle à décoloniser nos imaginaires, à savoir, à comprendre d’où vient notre vision de… l’ « Autre », l’arabe, le noir, l’asiatique, le latin, le Rrom en retraçant la généalogie de nos préjugés, en la faisant remonter à tout ce que l’esclavage et la colonisation ont instillé dans nos esprits, en particulier en déshumanisant des corps, en en faisant des objets, des sous-catégories d’hommes et de femmes, et de ce fait non fondé.es à nous ressembler, nous figurer, nous transmettre quoi que ce soit de leur culture, cette dernière étant de façon répétitive déclarée être sans histoire, sans passé, sans écriture…
Toutes ces choses affirmées encore aujourd’hui par des imbéciles – n’est-ce pas que ce sont des imbéciles ? Je suis certaine que nous en serons tous d’accord aujourd’hui— toutes ces idées d’un autre temps, reprises à tue-tête par des hommes et des femmes qui provoquent en chacun de nous hoquets de dégoût, ces idées, ont laissé en chacun et chacune d’entre nous, des traces dont nous sommes inconscient.es. Des traces qui, il est temps d’en prendre conscience, poussent, dans la plupart des cas à refuser un texte, rejeter une proposition, mettre à l’écart une catégorie de comédiens et de comédiennes ou amènent à les cantonner dans des rôles stéréotypés.
La contestation se répand. La remise en question d’un ordre qui a assez duré s’amplifie. Nous ne disparaîtrons pas ! On est là, la famille !
Gerty Dambury
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