« Moi, je suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour vous dire non et pour mourir. », cette réplique extraite de l’Antigone de Jean Anouilh dessine, par le texte, le personnage incarnant une révolte pure, sans concession, quasiment salvatrice. Écrite en 1942, jouée pour la première fois au théâtre de l’Atelier en 1944 sous l’Occupation, cette pièce fait désormais pleinement partie du paysage théâtral contemporain, si bien que lorsqu’on annonce à une personne que l’on va « voir Antigone », la plupart du temps la réponse est « oui, mais laquelle ? », car on ne sait jamais s’il s’agit de celle d’Anouilh ou celle de Sophocle, tant la première s’est élevée au rang de « classique ». En 2018, c’est l’auteur Jean-Pierre Siméon a proposé au TNP une variation autour d’Antigone.
Mais qu’est-ce qui les différencie l’une et l’autre ? La pièce d’Anouilh n’est pas une réécriture de la pièce de Sophocle, il s’agit d’une réinterprétation. La trame générale est la même : Antigone veut offrir une sépulture à son frère Polynice, alors que Créon a ordonné qu’il soit laissé en pâture aux vautours. Antigone brave l’interdit et, bien que condamnée à mort, se suicide… Le déroulement des scènes est sensiblement le même dans les deux pièces, Anouilh introduit jute quelques éléments pour rendre plus lisibles les événements qui précèdent l’histoire qui se joue. La principale différence apparaît dans la motivation des personnages : le sacré chez Sophocle, la défense de l’ordre établi et la lutte contre l’injustice chez Anouilh, cela jaillit jusque dans la mort. Chez Anouilh, l’héroïne est motivée par son humanité et son refus de l’injustice. Elle meurt pour un idéal. Créon n’est plus un simple tyran : il respectera la loi coûte que coûte, par orgueil ou calcul politique, bien que dans son for intérieur il ait réellement pitié d’Antigone.
Alors pourquoi Anouilh a-t-il repris Antigone ? Les interprétations divisent, certains y voient une acceptation de l’Occupation à cause de l’humanité de Créon, d’autres un hommage à la Résistance à travers la figure d’Antigone. Marc Paquien en a souligné cet aspect, lors de sa mise en scène de la pièce au Vieux-Colombier en 2012 : « Dans le Paris des rafles, des tracts et des attentats […] la figure d’Antigone vient soudainement incarner tout l’espoir d’une génération ». Après coup, en 1961, Jean Anouilh dit avoir écrit sa pièce avec « la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre » et il s’est toujours affirmé comme du côté des résistants, malgré une réputation entachée par l’opposition à la condamnation à mort de Robert Brasillach après la Libération et un engagement parfois très à droite jusqu’à son décès en 1987. Dans ce choix, il avait pourtant suivi le courant intellectuel de l’époque : Paul Valéry, Albert Camus et Jean-Louis Barrault étaient aussi opposés à la condamnation de l’auteur antisémite et collaborationniste. Plus précisément, le geste qui aurait inspiré Anouilh serait celui de Paul Collette, un résistant aux motivations troubles, qui avait tiré sur Pierre Laval, chef du gouvernement de Vichy le 27 août 1941. Antigone serait donc la résistance obstinée face au danger.
Néanmoins, Jeanyves Guerin dans un article souligne que la pièce a été globalement bien accueillie par les critiques de la Collaboration (dont les principaux titres étaient Je suis partout, L’œuvre, Chronique de Paris…). Ils ne voyaient aucunement, en Antigone, ce qu’Anouilh affirmera plus tard y avoir mis. Après la guerre, dans Action, Edgar Morin écrira même : « nous répugnons à voir sur nos scènes un tel mépris de l’homme et de sa conscience revendicatrice ». En même temps, cette pièce est fortement appréciée du public parisien, puisqu’elle cumule 226 représentations entre 1944 et 1945. Une preuve parfaite de son aspect équivoque ?
Hadrien Volle – www.sceneweb.fr
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