Au Théâtre de l’Echangeur, Cédric Orain donne corps et vie aux concepts philosophiques de Gilles Deleuze. Une expérience théâtrale singulière, mais une rencontre culturelle en demi-teinte.
Cédric Orain n’est pas le premier à s’emparer de la philosophie deleuzienne pour en extraire une substance théâtrale. Avant lui, Faire le Gilles de Robert Cantarella, Z comme zigzag de Bérangère Jannelle et Les Assemblés de Méga Super Théâtre avaient déjà tenté d’importer sa pensée sur un plateau. A la manière de L’Abécédaire de Gilles Deleuze, D comme Deleuze organise une conférence consacrée aux quatre premières lettres de l’alphabet déclinées par le philosophe : A comme animal, B comme boisson, C comme culture et D comme désir. Dans la droite lignée du traitement imposé dans cette émission télévisée historique, Cédric Orain y accole des concepts parmi les plus célèbres de la pensée de Deleuze. Du “devenir animal” au “corps sans organes”, en passant par “différence et répétition”, les “machines désirantes” et “l’organe miraculé”.
Mais cette conférence ne se déroule pas tout à fait comme prévu. En marge de l’exercice de vulgarisation conceptuelle savamment conduit par Guillaume Clayssen, l’acrobate Erwan HaKyoon Larcher et le chanteur Olav Benestvedt viennent en perturber la mécanique, s’immiscer dans les interstices créés par la pensée du philosophe. Pendant que le conférencier s’échine à rendre par la parole les concepts deleuziens le plus compréhensible possible, ses deux acolytes les expérimentent par le corps. Un geste valant parfois mille mots, la pensée deleuzienne apparaît alors sous un jour nouveau. Le principe du “corps sans organe” n’a sans doute jamais été aussi intelligible qu’avec cette image du chanteur à la renverse, quand le concept de “différence et répétition” gagne en clarté à mesure qu’Erwan HaKyoon Larcher bondit et rebondit jusqu’à l’épuisement au-dessus d’une table.
En donnant corps et vie à ces idées, Cédric Orain négocie avec un certain doigté l’exfiltration de la pensée philosophique de la bulle d’abstraction dans laquelle elle est parfois enfermée. Concrète, l’expérience corporelle donne aussi les moyens de déceler les limites de l’application des théories deleuziennes, tout en s’en servant pour engager un processus créatif innovant. Bâti sur une complémentarité d’atouts, le trio de comédiens s’enfonce dans un climat de plus en plus sombre. Alors que Guillaume Clayssen étonne par sa captivante assurance scénique, Erwan HaKyoon Larcher surprend par sa maîtrise du corps et Olav Benestvedt par son étrangeté, autant physique que vocale. En cela, le défi de la théâtralisation de la pensée de Deleuze est pleinement rempli.
Au-delà des concepts qui pourront ébranler profanes et avertis, l’écriture contextuelle se révèle toutefois relativement faible. Comme on pouvait le craindre, certaines expériences corporelles tombent un peu à plat et toutes n’ont pas la même puissance de feu intellectuelle. Pas toujours limpides, elles se bornent parfois à un simple rôle illustratif, engoncées dans ce qui ressemble à de fausses bonnes idées de plateau. On ressort ravi, et un brin déstabilisé, de s’être une nouvelle fois confronté à la puissante pensée de l’un des philosophes-clés du XXe siècle. Mais la “rencontre culturelle”, au sens deleuzien du terme, n’aura quant à elle pas tout à fait eu lieu.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
D COMME DELEUZE (2017)
Écriture collective autour de l’œuvre de Gilles Deleuze*
Mise en scène : Cédric Orain
Avec : Olav Benestvedt, Guillaume Clayssen, et Erwan Larcher.
Lumière et régie générale : Germain Wasilewski
* certains textes sont extraits de Deux régimes de fous, de Gilles Deleuze, paru aux éditions de minuit.
Production : La Traversée
Co-production : Le Phénix, scène nationale de Valenciennes, et Ma, scène nationale du Pays de Montbéliard.
Cédric Orain est artiste associé au Phénix, scène nationale de Valenciennes, et artiste en résidence à Ma, scène nationale du Pays de Montbéliard.
DUREE 1h10L’Échangeur à Bagnolet
Du 30 octobre 2017 au 9 novembre 2017
20h30
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