Avec une infinie délicatesse, Eric Massé adapte pour le jeune public Les Mots qu’on ne me dit pas, le roman de Véronique Poulain qui retrace son parcours d’enfant entendante issue de parents sourds. Après Malentendus qui racontait l’inverse, le metteur en scène change de point de vue et d’adresse pour creuser avec finesse un sujet sensible.
À l’origine de ce spectacle sensible et inclusif, il y a le roman éponyme de Véronique Poulain publié chez Stock en 2014. Son autrice y raconte par le menu détail son vécu d’enfant entendante dans une famille de parents sourds. Un récit vif, chargé d’énergie et d’humour, qui évite tout pathos pour mieux réclamer l’acceptation de leur différence. Co-directeur du Théâtre du Point du Jour avec Angélique Clairand, Eric Massé l’adapte à la scène pour deux interprètes et une tierce personne au plateau, orchestrant en direct la régie et le son. La scénographie est sobre et légère, évoque presque le théâtre de marionnettes avec sa table centrale et son système de rideau amovible. Au fond, des pages accrochées à un fil présentent l’alphabet LSF et des dessins qui serviront à la transmission d’éléments de la langue. La LSF, c’est la Langue des Signes Française qui a ici une place fondamentale. Des deux comédiennes, l’une est sourde et s’exprime en signant. Le jeu alterne entre les deux langues dans un équilibre constant et harmonieux. Peu d’accessoires, ce sont les bruitages en direct qui animent l’environnement, ce quotidien qui est ici raconté, à la fois ordinaire et atypique.
Tout commence par une valise ; puis une main qui en sort et tout le corps s’extirpe au-dehors, accompagné par cette femme encore inconnue qui l’aide à se frayer un chemin et l’accueille avec un câlin. Tout est déjà là, latent, mais annoncé, dans ce préambule délicat. Le lien d’une mère qui met au monde sa fille, le toucher comme élément de contact premier, l’amour entre elles, le soin. La finesse palpable dans cette scène originelle traverse tout ce spectacle qui déroule, dans la fiction, une histoire vraie. Celle d’une enfant qui ne pleure pas la nuit parce qu’elle sait déjà qu’on ne l’entendra pas, qui développe des tactiques pour attirer l’attention sans le son, qui s’insurge contre le regard des autres, se rebelle contre le malaise provoqué par la surdité de sa mère, notamment lors de son anniversaire, une enfant qui fait avec le silence, qui fait sans les mots. Qui a compris très tôt que sa normalité n’était pas celle de tout le monde. Elle évoque en grandissant (et en déménageant) le vacarme des sourds, tous ces bruits commis par ses parents qui la dérangent, l’agacent, l’horripilent même quand il s’agit de faire la grasse matinée. Jusqu’à son envol et son émancipation. C’est un récit d’apprentissage où la différence nourrit et grandit.
Au plateau, Delphine Saint Raymond et Céline Déridet interprètent la mère et la fille dans une complicité évidente et leurs échanges, à cheval sur les deux langues, français et LSF, sont fluides et crédibles. Ensemble, à l’unisson de leur différence, elles s’accordent et donnent corps à ce lien maternel et filial fait de tendresse et de heurts. La Langue des Signes Française a ceci d’éminemment théâtral qu’elle est d’une expressivité folle, engageant le visage et le corps tout entier pour se donner à voir et à comprendre. La question du regard est également au centre du plateau, traversé par leurs interactions en trio. Car Agnès Envain, bien qu’à la marge du jeu, n’en est pas moins active et impliquée. Sa présence sonore habille et guide la narration. Le dosage et le rythme des traductions fonctionnent admirablement, Eric Massé s’autorisant à ne pas tout expliciter sans que la compréhension en pâtisse. Au contraire, en se concentrant avec précision sur les gestes de Delphine Saint Raymond, et les réactions de Céline Déridet en face, on entre pleinement dans la discussion et ses enjeux.
Destiné à un jeune public, le spectacle a le mérite, tout en développant sa trame narrative, d’inviter les enfants à interagir lors de parenthèses plus pédagogiques où la transmission opère. Ainsi, sans didactisme, mais avec le souci clair d’éveiller les consciences et de partager un monde inconnu pour la plupart d’entre nous, assumant même un point historique bienvenu sur le sujet, Les Mots qu’on ne me dit pas agit à l’endroit le plus palpitant qui soit : enseigner par le récit, raconter en tendant la main à l’autre. Et le théâtre de retrouver, dans sa simplicité même qui tisse des personnages à une histoire, son ADN d’apprentissage de la citoyenneté et du vivre ensemble.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Les Mots qu’on ne me dit pas
Texte Véronique Poulain (Editions Stock)
Adaptation et mise en scène Éric Massé
Création musicale Julie Binot
Avec Céline Déridet, Delphine Saint Raymond, et la participation d’Agnès Envain
Régie générale et son Agnès Envain
Adaptation LSF Géraldine Berger, Christophe Daloz et Isabelle VoizeuxProduction Théâtre du Point du Jour, Lyon ; Compagnie des Lumas
Coproduction Théâtre des 2 Rives, Charenton-le-Pont
Accueil en résidence Théâtre de la Renaissance, Oullins Lyon Métropole ; La Fédération ; Théâtre du Point du Jour ; Médiathèque de VaiseDurée : 1h05
À partir de 8 ans
Vu en janvier 2024 au Théâtre des 2 Rives, Charenton-le-Pont
IVT, International Visual Theatre, Paris
du 21 au 24 novembreThéâtre de l’Union, CDN de Limoges
du 27 au 29 novembreLycée Boissy d’Anglas, Annonay
le 7 février 2025Théâtre du Point du Jour, Lyon
du 10 au 13 févrierOdyssud, Blagnac
du 27 au 29 avril
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