Avec l’opéra Aïda, qu’elle met en scène à l’Opéra Bastille de Paris, la plasticienne irano-américaine Shirin Neshat veut que le public ressente « comme un couteau dans le ventre ». Pour cela, elle montre la brutalité de la guerre, le fanatisme religieux, l’oppression des plus faibles, dans un spectacle qui « résonne avec l’actualité ».
L’artiste de 68 ans, qui vit en exil aux États-Unis et dont le travail a d’abord porté sur la photographie, puis la vidéo et le cinéma, se frotte pour la première fois à l’art lyrique avec cette oeuvre de Giuseppe Verdi, donnée à partir du mercredi 24 octobre à l’Opéra Bastille. La soprano espagnole Saioa Hernández (Aïda), le ténor polonais Piotr Beczała (Radamès) et la mezzo-soprano suisse Eve-Maud Hubeaux (Amneris) en assurent la première distribution, sous la direction musicale de l’Italien Michele Mariotti.
Dans cet opéra créé en 1871 qui raconte les amours compromis d’Aïda, princesse éthiopienne captive, et du général égyptien Radamès, les airs intimes alternent avec des scènes épiques célébrant la toute-puissance des Égyptiens sur leurs voisins. « Dans cette version, nous donnons aux ‘esclaves’ (Éthiopiens) une place centrale », en insistant sur leur « souffrance » et sur « la brutalité de la guerre », raconte Shirin Neshat. « C’est ce qui me semble le plus pertinent, à l’époque dans laquelle nous vivons, quand on pense à ce qui se passe à Gaza, ou quand on pense aux personnes sans défense et impuissantes » dans le monde, ajoute l’artiste aux yeux cernés de khôl.
Son travail, qui joue sur une esthétique visuelle forte et met l’accent sur les contrastes (noir/blanc, formes, etc.) a été multirécompensé – Lion d’or de la Biennale de Venise en 1999, Lion d’argent du meilleur réalisateur à la Mostra de Venise en 2009 ou encore prix Praemium Imperiale de Tokyo en 2017. Il a jusqu’ici beaucoup porté sur son pays de naissance, mêlant les thèmes de « l’hypocrisie du pouvoir, du fanatisme, de la religion, des femmes et de leur résilience », résume-t-elle.
« Période très sombre »
Loin d’utiliser décors et costumes pharaoniques, son Aïda est transposée dans un monde où les soldats sont habillés de tenues militaires modernes, tandis que les personnages des prêtres, interprétés par une partie du choeur – aux longues barbes grises et turbans noirs – font penser à de lugubres mollahs. La scène se passe à l’intérieur et autour d’un immense cube blanc, sur lequel sont projetées plusieurs vidéos, stylisées, donnant à voir l’histoire des Éthiopiens – on retient notamment celle montrant dans un décor désertique les violences commises par l’armée ennemie.
Pour cette production à Paris, Shirin Neshat a complété sa mise en scène initiale par des vidéos réalisées en juin dernier. Hasard de calendrier, le tournage a eu lieu au moment même du déclenchement surprise par Israël de bombardements contre l’Iran, une guerre de 12 jours qui a tué hauts gradés, scientifiques liés au programme nucléaire iranien et civils – plus d’un millier de personnes selon les autorités iraniennes. « Nous filmions des scènes de guerre et mon propre pays a été attaqué le même jour, quel drôle de télescopage ! », témoigne-t-elle, revivant le « cauchemar » alors ressenti pour ses proches vivant toujours là-bas.
Une impression de « fin du monde » qui pousse l’artiste à exprimer « de manière urgente ce qui se passe » dans le monde, en particulier « ce qui ne va pas », explique-t-elle. Elle se dit particulièrement préoccupée par les États-Unis, où elle vit depuis la fin des années 1970, et où les artistes commencent à subir, selon elle, les effets de la guerre culturelle menée par le président Donald Trump. « Les États-Unis censurent des artistes, ils commencent à ressembler à l’Iran ! », s’alarme-t-elle, quelques jours après la suspension de l’émission de l’humoriste Jimmy Kimmel, animateur d’un late night show très populaire, après des propos accusant la droite américaine d’exploiter politiquement l’assassinat de l’influenceur pro-Trump Charlie Kirk. « C’est terrifiant qu’un pays où j’ai autrefois trouvé refuge comme pays des rêves, lieu de démocratie, se retourne contre ses propres valeurs (…) C’est une période très très sombre dans l’histoire américaine », selon elle.
© Karine Perret – Agence France-Presse
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