Plus de dix ans après le décès du jeune pacifiste Rémi Fraisse, blessé à mort par l’explosion d’une grenade offensive lors d’affrontements à Sivens, Non-lieu se saisit avec pudeur et rigueur de cette affaire.
En février 2025, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné l’État français pour la mort de Rémi Fraisse. Une décision qui est, pour reprendre les termes de Mediapart, « une victoire symbolique, mais pas un triomphe judiciaire ». Et pour cause : l’affaire s’est soldée en France par un non-lieu. Prononcé en 2018, il fut confirmé en 2020 en appel, puis de façon définitive en 2021 par la Cour de cassation. C’est cette affaire, comme ce que, symboliquement, un non-lieu crée par effacement, que le spectacle éponyme met au travail, contre, interroge, creuse.
Rompu·es au documentaire, par le cinéma pour la cinéaste et artiste pluridisciplinaire Sima Khatami – elle a, notamment, signé un film sur Jérôme Bel – et par le théâtre pour Olivier Coulon-Jablonka – metteur en scène, entre autres, de La Trêve et Y’a quoi ?–, iels commencent à travailler sur cette histoire en 2021. Déployer des questions de justice au théâtre, la démarche n’est pas nouvelle : parmi les derniers spectacles en date, citons Affaires familiales, Léviathan et Le Procès Pelicot. Si le rapport du théâtre à l’appareil judiciaire ne cesse de faire retour, c’est bien, outre les analogies entre appareils judiciaire et théâtral – des personnes se confrontent dans un espace et devant un public –, parce qu’il y a là idéalement matière à questionner par le théâtre la représentation qu’une société a, et se donne, d’elle-même. Le non-lieu prononcé ayant évacué le procès – soit la possibilité d’une re-présentation dans un autre espace et sous des angles différents de faits –, Sima Khatami et Olivier Coulon-Jablonka profitent du théâtre pour représenter et partager collectivement cette affaire. Pour autant, Non-lieu n’est ni une reconstitution stricto sensu – impossible ne serait-ce que par l’épaisseur d’un dossier aux 10 000 pages – ni le déploiement d’un procès aboutissant à un verdict. C’est bel et bien du théâtre, dans toute sa puissance, et, de cette façon-là, une création documentaire se saisissant avec intelligence et respect du plateau comme espace de récit, de projection, de dépliement de dissensus.
L’ensemble se construit en deux parties, la première condensant le récit de la mort du jeune militant écologiste à la fin de la procédure. La création débute, ainsi, dans une obscurité envahie d’un épais brouillard – celui des lacrymos –, la nuit du 26 octobre 2014. D’abord, des sons : tirs de grenades, cris de manifestant·es au loin et, de façon proche et distincte, des communications entre forces de l’ordre. Tandis que la lumière se fait, révélant un sol de terre battue et des chaises à cour et jardin, le récit se déploie. Celui-ci est en premier lieu porté par les gendarmes, qui, face au public, déclinent leur identité (capitaine, gendarme, major, commandant de peloton). Au fur et à mesure, la focale s’élargit et la procédure avance. Au plateau, de multiples protagonistes se succèdent, de la police scientifique aux parents de Rémi Fraisse, des avocat·es de la partie civile aux juges d’instruction à l’IGGN, tandis qu’un montage d’images d’archives d’époque transmet les positions du procureur de la République d’Albi, des ministres Bernard Cazeneuve et Manuel Valls, entre autres. Dans ce minutieux et précis travail d’écriture et de montage, c’est l’instruction de l’affaire qui est condensée, ainsi que son traitement médiatique, sa traduction politique. Apparaissent de façon implacable les contradictions de certaines déclarations, les erreurs, le flou et autres manquements ayant débouché sur la mort d’un jeune homme.
Dans la seconde partie, le sol de terre battue disparaît et laisse la place à un dispositif signifiant, aussi modestement qu’efficacement, un tribunal – deux tables et des chaises occupant chacune un côté de la scène, et une partie du public étant invité à prendre place dans cet espace. « Comme nous sommes au théâtre, nous avons changé les règles et pris la liberté de faire dialoguer le réquisitoire définitif du procureur de la République et les répliques des avocats de la partie civile », nous est-il annoncé. Si la fin de cette affaire, tout le monde la connaît, ce qui compte est la mise au jour de mécaniques judiciaires, ainsi que la façon dont la saturation des espaces médiatiques et politiques par certains récits, certaines rhétoriques, participe de l’effacement d’autres voix et d’autres possibles. Les positions du procureur et des avocat·es se répondent, s’attachant à nommer les responsabilités ou non, les incohérences ou non. Reviennent notamment la question de l’usage de grenades OF F1 – dont l’usage fut suspendu à la suite de la mort de Rémi Fraisse –, les manquements dans le commandement, la mise en cause de la nécessité d’usage des armes et de l’absence de risque réel, le refus répété de reconstitution.
Sobre et se défiant de tout pathos ou romantisation, la mise en scène avec son refus du naturalisme permet de saisir les multiples étapes d’une affaire marquée par des tentatives d’étouffement et par une absence notoire d’impartialité. Une simplicité formelle qui se retrouve dans l’interprétation rigoureuse des acteur·rices. Le jeu précis et distancié des comédien·nes, s’il nécessite de se roder encore, nous fait accéder efficacement à une langue austère et transmet les articulations de la procédure, sa complexité et ses ambiguïtés. Il y a quelque chose ici d’une modestie éthique, d’un souci de replacer dans un espace collectif une affaire majeure de la décennie 2010. De façon méthodique, Non-lieu renvoie à nombre d’enjeux autour de la violence d’État, des dérives des forces de l’ordre, de la collusion entre les différents pouvoirs. Autant de questions politiques sacrément d’actualité dix ans plus tard … Et puis, il y a le final qui, par une échappée éminemment douce, fait résonner de façon sensible, et autrement, la notion de « non-lieu ». Après le récit succinct projeté sur l’écran des différentes étapes de la procédure – où il apparaît que c’est dans le « non-lieu européen », soit dans la déterritorialisation de la justice, que ladite justice est possible –, un plan à 360 degrés nous donne à voir la forêt que le projet de barrage devait réduire à néant. Ces images, soutenues par la Passion selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach, sonnent comme une cérémonie funéraire autant qu’un rappel au lieu bien réel sauvé par les militant·es écologistes.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Non-lieu
Conception, texte et création Olivier Coulon-Jablonka, Sima Khatami
Metteur en scène Olivier Coulon-Jablonka
Cinéaste et plasticienne Sima Khatami
Avec Farid Bouzenad, Valentine Carette, Arthur Colzy, Milena Csergo, Éric Herson-Macarel, Julien Lopez, Charles Zevaco
Conseils juridiques Raphaël Kempf
Création lumière Yannick Fouassier
Création sonore Samuel Mazzotti
Costumes Delphine Brouard, assistée de Sibel Agogué
Régie générale Leandre Garcia Lamolla
Régie plateau Alex GicquelProduction Compagnie Moukden-Théâtre
Coproduction La Commune, CDN d’Aubervilliers, Festival d’Automne à Paris, Théâtre la Vignette, scène conventionnée, Université Paul Valéry, Montpellier / GIE FONDOC, Théâtre Garonne, scène européenne – Toulouse / GIE FONDOC, Le Parvis, scène nationale Tarbes – Pyrénées / GIE FONDOC
Coréalisation Festival d’Automne à Paris
Avec le soutien de l’Échangeur, cie Public Chéri, le théâtre de La Fonderie, la Générale Nord-Est, Les Laboratoires d’Aubervilliers
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre NationalLe Moukden-Théâtre est une compagnie conventionnée par la DRAC Île-de-France et par la région Île-de-France au titre de la permanence artistique et culturelle
Durée : 2h30 (entracte compris)
Vu en octobre 2025 à La Commune, CDN d’Aubervilliers, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
Théâtre Garonne, Scène européenne, Toulouse
du 19 au 22 novembreLe Parvis, Scène nationale Tarbes – Pyrénées
le 25 novembreThéâtre Joliette, Marseille
les 28 et 29 novembreThéâtre La Vignette, Scène conventionnée, Université Paul-Valéry, Montpellier
du 2 au 4 décembre



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