Le collectif libanais et la compagnie française de François Cervantes rassemblent leurs forces et leurs univers sous la forme d’un spectacle, Et le cœur ne s’est pas arrêté. Le choix du clown comme terrain commun aux deux équipes peine hélas à remplir toutes ses promesses de rencontre.
La petite baraque de terre qui trône seule, maladroitement, sur la scène de Et le cœur ne s’est pas arrêté offre aux deux compagnies à l’origine de ce spectacle un espace de rencontre prometteur. La couleur argileuse des murs rappelle l’une des créations de Kahraba qui a le plus tourné en Occident, Géologie d’une fable (2015), où les deux interprètes-sculpteurs et cofondateurs du collectif libanais, Aurélien Zouki et Éric Deniaud, modelaient animaux, personnages et paysages afin de remonter aux premiers récits, aux mythes fondateurs. Kahraba a toujours eu le sens de la fable, le goût du détour pour évoquer la situation libanaise, dont la crise économique et humanitaire actuelle n’est que la dernière en date d’une longue série de troubles de natures diverses. Bien que mis en scène par un artiste extérieur – une première pour le collectif –, le Français François Cervantes, Et le cœur ne s’est pas arrêté ne déroge pas à la ligne métaphorique que défend Kahraba depuis sa fondation en 2007. Et ce parti-pris nous est présenté d’emblée, non par les comédiens, mais par le bâtiment mentionné plus tôt. Avant qu’apparaissent les deux cofondateurs du collectif, accompagnés de leur complice de longue date Tamara Badreddine, c’est en effet lui qui donne le coup d’envoi de la représentation. Une antenne se décroche du toit, soulignant la précarité de l’édifice, que l’on devine image d’un contexte, d’un pays. Cela bien que le Liban ne soit jamais cité dans le spectacle, où les paroles sont d’ailleurs encore plus ramassées que la minuscule maisonnée, et où deux des trois interprètes sont rendus méconnaissables par leur costume et leur maquillage.
Vêtus de nippes du même ton glaise et poussière que les murs du logis qu’ils habitent, semble-t-il de toute éternité, Aurélien Zouki et Éric Deniaud sont des clowns du genre céleste. Distincts du clochard du même type par la seule habitation qu’ils partagent, selon eux, avec de nombreuses autres personnes qu’on ne verra jamais – sauf sous la forme de pierres auxquelles ils s’adressent parfois comme à des êtres humains –, les deux amis répondant aux noms de Samy et Younes ont clairement pour modèles d’autres grands clowns de théâtre. S’ils tiennent un peu de Laurel et Hardy avec leurs physionomies si opposées et leurs caractères étrangement complémentaires, ils ont avec leurs guenilles et leur air décalé un air de famille avec des créatures comme le formidable Boudu (Bonaventure Gacon), le délicieux Zig (Dominique Chevallier) ou encore Arletti (Catherine Germain). Ces trois personnages étaient les protagonistes des Clowns, spectacle créé en 2006 par François Cervantes et sa Compagnie L’Entreprise, qu’il fait vivre depuis 1986. Avant cette pièce pour trois clowns – chose rare, le clown étant la plupart du temps une figure seule face à un monde qu’elle ne comprend pas –, le metteur en scène avait déjà créé plusieurs spectacles de clowns, parmi lesquels un solo de Catherine Germain en Arletti (Le 6ème jour), qui fut longtemps au cœur battant de L’Entreprise. Avant de laisser place à d’autres formes, plus théâtrales.
Pour François Cervantes et Catherine Germain, créditée à la direction d’acteurs, Et le cœur ne s’est pas arrêté représente donc un retour à un long et bel amour passé – même s’il a laissé bien des traces dans les créations ultérieures de L’Entreprise. Le couple du Repas des gens, par exemple, la pièce précédente de la compagnie, était largement imprégné de l’idée du clown telle que la défendent les deux artistes : celle d’un « être essentiellement intérieur », dit Catherine Germain dans le livre Le clown Arletti, trente ans de ravissement (Magellan & Cie, 2021) qu’elle co-signe avec François Cervantes. Leur pièce créée avec le collectif Kahraba, née d’une première collaboration sollicitée par ce dernier en 2021, s’inscrit hélas en mode mineur dans cette grande aventure de clown. La dimension intérieure du clown, si évidente dans les créations où vivait Arletti, n’est pas ici au rendez-vous comme on aurait pu le souhaiter. Sans démériter, Aurélien Zouki et Éric Deniaud incarnent un Samy et un Younes dont les gestes et les mots, répétés comme des tics, donnent davantage à voir des comédiens voulant aller vers le clown qu’un rapport au plateau et au jeu capable de bouleverser notre conception du théâtre. Car c’est là le pouvoir que L’Entreprise attribue, avec raison, au clown. Ce n’est guère la première fois que la compagnie tente de partager avec des acteurs moyen-orientaux les codes du clown – dans Le Prince séquestré (2013), c’est le comédien égyptien Hassan El Geretly qui s’y essayait –, dont le terreau est très occidental. Le clown prenant ici largement le pas sur les autres éléments de la pièce, notamment sa dimension plastique où Kahraba a amené de son univers, on peut ressentir une forme de malaise face à Et le cœur ne s’est pas arrêté. Cela d’autant plus lorsque nous découvrons la pièce aux Zébrures d’automne, festival qui consacrait lors de son édition 2025 un focus au Moyen-Orient et au Maghreb.
Les endormissements subits, le gonflement corporel après biture carabinée et les phrases bancales de Samy, tout comme les évanouissements imprévisibles de Younes et ses rêveries littéraires, composent des clowns qui ne laissent que très peu entrevoir l’identité de ceux qui les incarnent. Si bien que la métaphore du Liban qui se joue là demeure assez superficielle. En plaçant la rencontre avec le public au centre des échanges entre Samy, Younes et Tamara Badreddine – dans le rôle plutôt flou de celle qui « s’occupe de la maison » –, François Cervantes produit de plus un « méta-clown », un clown réflexif qui fait écran à l’imaginaire et au questionnement presque métaphysique qui nous étaient promis en début de la pièce. La réflexion de François Cervantes et Catherine Germain sur le clown comme être interrogeant le phénomène théâtral, notamment en brisant son quatrième mur, a beau être passionnante, elle est livrée ici de façon trop frontale pour opérer. En ne cessant de parler des « gens qui sont là » (le public), en rythmant leurs très menues actions de réflexions plus ou moins inquiètes sur leur présence, les deux clowns s’empêchent d’atteindre la profondeur dont on sait que L’Entreprise est grandement capable.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Et le coeur ne s’est pas arrêté
Texte et mise en scène François Cervantes
Avec Éric Deniaud, Aurélien Zouki, Tamara Badreddine
Direction d’acteurs Catherine Germain
Création son, régie générale Xavier Brousse
Création lumière, régie son et lumière Tamara BadreddineProduction L’Entreprise – Cie François Cervantes ; Collectif Kahraba
Coproduction L’Agora – Pôle National Cirque à Boulazac Aquitaine, Les Francophonies de Limoges, Festival Les Zébrures, Les Passerelles, scène de Paris – Vallée de la Marne à Pontault-Combault
Partenaire de production Hammana Artist House – Liban, Friche la Belle de Mai – Marseille, Théâtre Joliette – Marseille
Avec le soutien de la Région Sud PACA et de l’Institut Français du Liban et du fonds Roberto CimettaDurée : 1h30
Vu en octobre 2025 dans le cadre des Zébrures d’automne, festival organisé par Les Francophonies
Les Passerelles, Pontault-Combault
le 6 décembreThéâtre Joliette, Marseille
le 9 décembreLiban
au cours de l’année 2026



 
 
 
 

 
 
 
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