Aussi drôle qu’épique, La Sœur de Jésus-Christ d’Oscar De Summa offre au metteur en scène belge récemment disparu Georges Lini un terrain de jeu passionnant pour explorer les violences faites aux femmes dans nos sociétés. L’excellent comédien Félix Vannoorenberghe, accompagné par la musicienne Florence Sauveur, prête toute sa force à ce western au féminin.
Si l’écriture d’Oscar De Summa ne parvient jusqu’à nos oreilles et nos yeux francophones qu’avec sa pièce La Sœur de Jésus-Christ, celle-ci est sans conteste le fruit d’une démarche littéraire qui ne date pas d’hier. Écrite en 2015, cette pièce a beau être la première – et à ce jour la seule – de l’auteur, comédien et metteur italien à être traduite en français, par Federica Martucci avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, elle témoigne d’une recherche de longue haleine. Au moment de sa traduction en 2019, dont il faut souligner la belle réussite tant l’oralité très travaillée de l’écriture a dû poser des questions au moment de sa transposition dans une autre langue, La Sœur de Jésus-Christ est le septième texte écrit par l’artiste. Décédé peu de temps avant la venue à Avignon de son spectacle créé en 2023 au Théâtre de Poche à Bruxelles – comme toutes ses autres pièces depuis de nombreuses années –, le metteur en scène Georges Lini, figure importante du théâtre belge avec sa compagnie Belle de Nuit créée en 1998, ne s’y est pas trompé. Pour son héroïne Maria, qui nous est présentée, dès l’amorce du texte, comme « la sœur de Jésus-Christ », empoignant « un pistolet Smith & Wesson 9 millimètres rangé dans le buffet de la cuisine », et pour la façon puissante et singulière avec laquelle elle et son entourage sont campés, la pièce clôt avec panache la Trilogie des Antigone de Belle de Nuit.
Après une adaptation du roman jeunesse à succès Queen Kong d’Hélène Vignale et une mise en scène du puissant Iphigénie à Splott de Gary Owen, c’est une nouvelle figure féminine en lutte que la compagnie belge continue de faire exister après le départ de son capitaine. Complice de longue date du disparu, le comédien Félix Vannoorenberghe est aux commandes de ce spectacle dont l’apparente simplicité est la première des qualités. Dès sa furtive entrée en scène pour s’emparer de la robe rouge occupant seule en début de spectacle les deux portants qui font office de scénographie, l’artiste pose les bases d’un jeu très nettement dessiné, façon ligne claire. Il tiendra tout au long de son heure et quart de monologue effréné cette épure d’autant plus remarquable que le texte est dense, touffu, autant dans sa chair que par toute la communauté qu’il convoque autour de Maria. Laquelle, une fois bien en main son Smith & Wesson 9 millimètres, se lance tel un amok à travers son village des Pouilles avec un objectif vengeur que l’on découvre en cours de route – elle part retrouver celui qui l’a agressée la veille, un certain Angelo le Couillon – grâce aux rumeurs que suscite la course de la sœur d’un Jésus-Christ, dont le narrateur de la pièce incarné par Félix Vannoorenberghe explique qu’il est de pacotille. « Petite parenthèse pour clarifier un peu les choses », fait dire avec malice Oscar De Summa à ce chroniqueur anonyme du marathon de Maria, le frère de celle-ci, qui répond au nom de Simone, doit son sobriquet au fait que « tous les ans, depuis quelques années maintenant, durant la Passion vivante, il interprète le rôle du Très-Haut ».
Toute la petite société que réveille la marche déterminée de Maria est au diapason de son Jésus-Christ. Elle est dépeinte avec un humour aux teintes baroques et burlesques, mais toujours tendres et échappant à la caricature grâce à un art du renversement des clichés et des habitudes, dont le comédien, subtilement accompagné par la musicienne Florence Sauveur, est l’impressionnant ambassadeur. En s’habillant de la robe rouge évoquée plus tôt, Félix Vannoorenberghe témoigne d’emblée d’une très fine lecture de la pièce italienne à la manière d’un western moderne, dont tous les codes sont renversés. À commencer par la place de la masculinité, centrale dans le western, qu’il soit américain ou spaghetti. Ici, si le narrateur est homme, c’est sans les attributs associés à son genre dans le segment cinématographique en question. Avec sa robe, l’acteur joue un garçon comme traversé, imprégné, par Maria et par son désir de se faire justice elle-même comme par la violence subie. Ce vêtement rouge est pour Félix Vannoorenberghe bien plus qu’une façon de troubler les normes du genre. Grâce à lui, ainsi qu’à toutes les tenues qu’il lui superpose au fil de sa narration pour dessiner les silhouettes des villageois qui forment une foule solidaire de Maria et la suivant dans sa course, l’artiste trouve une solution purement théâtrale pour porter un univers très nourri par des formes et des références liées au septième art. En remplissant les portants de vêtements divers au fil de son flux de parole, qui donne à imaginer, sans l’illustrer, le rythme fou de sa protagoniste centrale, le comédien fait preuve d’une belle et solide confiance dans le pouvoir d’imagination du spectateur à qui il s’adresse comme le fait un conteur. Entre récit haletant et incarnation tout aussi animée.
Le travelling très artisanal que réalise l’acteur est aussi généreux que techniquement très brillant, et rend l’Italie d’Oscar de Summa ouverte à tous les imaginaires. La révolution sociale que provoque, façon boule de neige, la colère de Maria a beau être riche en particularités culturelles, les transformations dont elle est faite sont formidablement habitables par le spectateur francophone. La prise de conscience que suscite sur son passage la tornade Maria s’exprime en effet par un changement dans les masculinités, qui est l’une des grandes et jouissives inventions du texte. En racontant la conversion à la cause de Maria de Rosario Laffût et de ses amis du Club des chasseurs, des frères Casse-Auto et de leurs potes motards ou encore de Mauro la Terre qui Tremble, « propriétaire d’un garage à l’entrée du village », La Sœur de Jésus-Christ s’affirme comme une utopie d’autant plus solide qu’elle ne se prend jamais au sérieux. Dans la mise en scène de Georges Lini, Félix Vannoorenberghe n’est pas le seul à épouser ce paradoxe, qui n’en est guère un au théâtre, car la musicienne Florence Sauveur se prête aussi totalement au jeu. En changeant régulièrement d’instrument, en chantant aussi parfois, elle accompagne l’acteur dans son tour de force, qui n’est que sensibilité.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
La Sœur de Jésus-Christ
de Oscar De Summa
Traduction Federica Martucci
Mise en scène Georges Lini
Avec Félix Vannoorenberghe
Musicienne et compositrice Florence Sauveur
Direction musicale et composition François Sauveur
Création sonore et composition Pierre Constant
Création vidéo Sébastien Fernandez
Scénographie et costumes Charly Kleinermann, Thibaut De Coster
Création lumière Jérôme Dejean
Collaboration dramaturgique Nargis BenamorCoproduction Théâtre de Poche ; Compagnie Belle de Nuit
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, traduction lauréate de l’ARTCENADurée : 1h15
Théâtre des Doms, dans le cadre du Festival Off d’Avignon
du 5 au 26 juillet 2025, à 16h15 (relâche les 9, 16 et 23 juillet)La Ferme de Martinrou (Belgique)
du 5 au 9 janvier 2026Centre Culturel de Waterloo (Belgique)
le 10 janvierThéâtre François Ponsard, Vienne
le 13 janvierCentre Culturel de Nivelles (Belgique)
les 21 et 22 janvierLe Point d’Eau, Ostwald
le 30 janvierFestival Paroles d’Humains (Belgique)
le 2 févrierCentre culturel de Mouscron (Belgique)
le 4 févrierThéâtre de Poche, Bruxelles (Belgique)
du 2 au 13 juin
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