Trois pièces pour trois Nuits transfigurées. Du post-romantisme de Schönberg apprivoisé par Anne Teresa De Keersmaeker à la reptilienne proposition de Mercedes Dassy jusqu’à la frénésie de Katerina Andreou, le Ballet de l’Opéra de Lyon s’empare de ces différentes générations de chorégraphes, et la Grecque s’impose.
Ne pas trop chercher de cohérence. Depuis longtemps déjà, le Ballet de l’Opéra de Lyon montre dans des programmes hétéroclites qu’il sait tout faire et c’est, à chaque fois, l’occasion de faire plonger dans l’histoire des danses et des générations contemporaines. La preuve à nouveau par l’exemple. Dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon, c’est Anne Teresa De Keersmaeker qui ouvre le bal d’une soirée de plus deux heures avec l’entrée au répertoire de La Nuit transfigurée. En 1995, elle avait déjà créé cette même pièce écrite par le jeune Schönberg pour un orchestre à cordes au début du XXe siècle. C’était à la Monnaie de Bruxelles avec 14 danseuses et danseurs. En 2014, elle réduit sa distribution à un « duo pour trois », tel qu’elle le nomme alors, pour figurer la femme enceinte, son amoureux et un autre homme hors champ, dont elle porte l’enfant. La danse de celle qui a depuis embrassé avec émotion Jacques Brel cet été à Avignon ne cherche pas à éblouir – c’est somme toute très classique –, mais donne au personnage féminin une immense force, simplement parce qu’elle lui cède le terrain. On ne voit qu’elle, être à la fois enfant quand elle marche un instant à quatre pattes et étire tous ses membres comme si elle découvrait leur élasticité, puis une ado frondeuse et provocante, soulevant sa robe, mimant des cris et une crise. Tout se joue dans son utérus qu’elle expose (sans nudité). Mais elle est surtout une amoureuse qui porte le monde et qui se fond avec tendresse dans les bras de l’homme longtemps resté de dos en fond de scène et qui, enfin, face à la vitalité de sa comparse, baisse les armes et se défait de ses absurdes apparats de virilité dans lesquels son costume l’enferme. Il n’est qu’un support, tout juste bon à mimer ses gestes. Sur ce plateau nu, dans des vêtements archi genrés, l’air de rien, Anne Teresa De Keersmaeker attribue le pouvoir à cette femme.
Sans transition, si ce n’est celle du temps de l’installation de sortes d’espaliers faits de néons, commence deepstarias bienvenu·e·s (( re : )). Il y fait assez sombre, le son semble sorti d’une caverne, ça grésille, tout est désaccordé et, dans cette ambiance de fin de partie, des bestioles rampent. Leur état est-il larvaire ? Vont-elles se déployer ? En vingt-cinq minutes, l’affaire est pliée : elles se sont enfuies par les travées. Entre les deux premiers confinements, la Belge Mercedes Dassy, formée à la Salzburg Experimental Academy of Dance, avait chorégraphié un solo pour Maeva Lasserre, membre du Ballet de l’Opéra de Lyon, qui l’a quitté depuis. Cinq ans plus tard, la compatriote d’Anne Teresa De Keersmaeker rempile et démultiplie ses avatars. Ils sont désormais cinq qui, une fois debout sur leurs deux pattes, deviennent une meute enragée, grimée comme si ils et elles – pour peu que le genre ait encore un sens ici – allaient au front, mais tout semble factice à l’image du (seul) poing levé et de ces costumes mi-cyborgs mi-animaux. Manifestement, nous sommes ailleurs que dans cette époque et cet espace commun, mais nous ne savons pas vraiment où.
Rien de tel chez Katerina Andreou. Avec Bless This Mess, elle imposait déjà l’an dernier son travail bluffant, insistant, choral et déterminé. Ils étaient quatre au plateau, dont elle-même, et paraissaient être une masse tant leurs mouvements perpétuels donnaient de l’ampleur à l’ensemble. En créant WE NEED SILENCE pour et avec le Ballet de l’Opéra de Lyon, la Grecque, francophile depuis qu’elle a intégré le CNDC d’Angers en 2012, a pu démultiplier par douze son solo BSTRD de 2018 et opter pour une forme avec douze interprètes, tous vêtus de la même manière – pantalon gris, baskets montantes et tee-shirts blancs. Ils constituent à nouveau une masse, au son entêtant d’une courte boucle musicale mixée, triturée, entêtante, mais jamais assourdissante – ça n’aurait pas été de refus. Mais, pour faire groupe, encore faut-il que des individualités s’expriment. En solo, duo, trio, quatuor… jusqu’à être les douze ensemble, cette équipée de danseuses et danseurs s’activent, sautent, courent, s’inventent un langage commun, se synchronisent, s’éparpillent, tentent de se mettre au pas de l’un quand un autre prend la tangente avant de reformer le groupe. Même les à-côtés de cette double et large estrade frontale constituent encore le plateau. Se ravitailler avec les bouteilles d’eau à disposition, c’est aussi être dans la danse, comme le remplaçant s’échauffant sur le banc de touche est aussi une composante du match en cours.
Coach et chorégraphe, Katerina Andreou a pioché cette énergie dans celle qu’elle a mise avec tant d’autres à manifester pour plus de droits et moins d’étranglement économique dans sa Grèce natale. Sa danse « têtue », comme la nomme, insiste, trépigne, entame un dialogue par le corps, comme une contamination vivace et non nécrophile, comme dans la pièce précédente de cette soirée morcelée. Étonnamment, les liens se désagrègent dans la dernière partie, alors que ce mouvement solidaire aurait pu ne jamais s’arrêter ou alors de façon cut sur une marche groupée sans chercher un épisode conclusif. Néanmoins, et malgré l’éclatante, quasi aveuglante, blancheur des costumes et des lumières, à l’opposé des tons sombres de Bless This Mess, Katerina Andreou continue de proposer cette danse manifeste, sans brandir le poing, mais avec une force contagieuse. WE NEED SILENCE est écrit en majuscules comme un slogan de manif. L’heure est au combat.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Nuits transfigurées
Avec le Ballet de l’Opéra de LyonLa Nuit transfigurée (2014)
Chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker
Avec, en alternance, Jacqueline Bâby, Jeshua Costa, Katrien de Bakker, Amanda Lana, Albert Nikolli, Leoannis Pupo-Guillen
Musique Arnold Schönberg, Verklärte Nacht, op. 4, enregistrement de Pierre Boulez avec l’Orchestre philharmonique de New York
Costumes Rosas, Rudy Sabounghi
Lumières Luc Schaltin, Anne Teresa De Keersmaeker
Dramaturgie musicale Georges-Élie Octors
Répétiteurs et répétitrices Boštjan Antončič, Cynthia Loemij, Johanne Saunier, Clinton Stringerdeepstarias bienvenu·e·s (( re : )) (2020)
Chorégraphie Mercedes Dassy
Avec, en alternance, Yuya Aoki, Tyler Galster, Amanda Peet, Roylan Ramos, Anna Romanova, Alejandro Vargas
Musique Jean-Pierre Barbier
Costumes Justine Denos
Lumières et espace Rudy ParraWE NEED SILENCE (création)
Création chorégraphie Katerina Andreou
Avec Eleonora Campello, Maëlle Garnier, Paul Grégoire, Jackson Haywood, Mikio Kato, Eline Larrory, Almudena Maldonado, Éline Malègue, Amanda Peet, Marta Rueda, Ryo Shimizu, Giacomo Todeschi, Kaine Ward
Assistant à la chorégraphie Pierre Magendie
Musique Katerina Andreou et Eric Yvelin
Costumes Katerina Andreou
Lumières Yannick FouassierCoproduction Opéra de Lyon, Biennale de la danse de Lyon
Durée : 2h10 (entracte compris)
Opéra de Lyon, dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon
du 8 au 13 septembre 2025L’Arc, Scène nationale du Creusot
le 10 octobre (La Nuit transfigurée et WE NEED SILENCE)Centquatre-Paris, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 18 au 20 décembre (WE NEED SILENCE)Opéra de Dijon
le 3 février 2026 (La Nuit transfigurée)
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