Pour sa première date en France, l’artiste brésilienne Jéssica Teixeira présente son deuxième solo à Metz, dans le cadre de Passages Transfestival. Une plongée étrange et inquiétante qui interroge l’esthétique du freak show avec cruauté, douceur et générosité.
Deux plateaux contenant de petits verres à shot sont illuminés d’un halo quasi divin, tandis que quelques notes de guitare accueillent le public. Chacun d’entre eux contient un liquide transparent : de la cachaça, apprendrons-nous plus tard, un alcool de canne à sucre typique du Brésil. Le ton est ainsi donné : « Peut-être que vous en aurez besoin pour arriver jusqu’à la fin de ce spectacle », susurre la comédienne Jéssica Teixeira qui, apparaissant nue dans un lent mouvement sur fond de percussions, portant uniquement un masque de singe, se découpe dans la lumière d’un projecteur. Au sol, un tissu réfléchissant scindé en éclats de lumière qu’entoure le public, installé en tri-frontal ; de chaque côté, deux écrans diffusent l’image capturée en direct par une caméra sur trépied ; le tout est agrémenté par une boule à facettes suspendue. Sur une estrade, une interprète en langue des signes française traduira avec intensité et brio la totalité de la performance. Enfin, un guitariste et un joueur de zabumba accompagnent l’ensemble.
Seule et nue dans la lumière, exposant ainsi « ce corps étrange », selon ses propres mots, « aux formes sinueuses et parfois dangereuses », Jéssica Teixeira, d’une présence magnétique, déroule ainsi quatorze fragments, parlés, dansés ou chantés, comme autant de numéros d’un cirque macabre et grinçant. Elle s’inspire ici de l’esthétique des freak shows, ces exhibitions d’êtres humains répandues dans l’Amérique du XIXe siècle. Plus précisément, elle se penche sur le destin de Julia Pastrana, une artiste mexicaine danseuse et chanteuse, atteinte d’hypertrichose, une maladie qui lui valut d’être vendue, exploitée et exhibée comme « la femme-singe » ou « la femme la plus laide du monde » dans un numéro intitulé Monga. Une fois décédée, son corps ainsi que celui de son enfant mort juste après sa naissance furent embaumés et exposés pendant près d’un siècle dans le monde entier. Il fallut attendre 2013 pour que la dépouille de Julia Pastrana soit inhumée à Sinaloa, dans son pays d’origine.
C’est seulement quand Jéssica Teixeira évoquera le destin tragique de cette artiste qu’elle prononcera le pronom « nous ». « Mon nom n’est pas Julia, assène-t-elle, mon nom est Jéssica. Mais je suis Monga d’autres temps. » Quel regard posons-nous encore aujourd’hui sur un corps hors norme, questionne l’artiste. Accompagnée de son fidèle masque de singe qui ne la quittera pas, tantôt partenaire de dialogue, tantôt double inquiétant, Jéssica Teixeira enchaîne les performances vocales et les monologues intenses, non sans un humour vibrant. Mais c’est dans l’instauration d’un lien très particulier avec le public que la comédienne captive le plus. Malgré la barrière de la langue (le spectacle est surtitré en français), elle va réussir à l’embarquer dans son doux délire. D’abord en s’approchant du premier rang de longues minutes, parfois en touchant très délicatement les mains de certains spectateurs ; puis, à plusieurs reprises, ses équipes vont inciter le public à se rapprocher d’elle pour mieux l’observer, quitte à circuler autour du plateau. Enfin, de Frank Sinatra à Jacques Brel, elle va même inciter la salle à pousser la chansonnette. Celle-ci, piquée, se laisse ainsi saisir, jusqu’à trinquer avec l’artiste et à déguster – pour les plus téméraires – un shot de cachaça. Sans relâche, Jéssica Teixeira s’adresse à nous : « Tu t’imagines à cent ans ? », « Tu as peur de quoi ? », « Tu te crois entier ? ». Et elle attend des réponses.
Tout comme elle prend très au sérieux la dernière danse proposée dans un apogée musical, où le public est invité à se déhancher sur scène – et il s’y prête volontiers, cachaça oblige. Soudain, tandis que le beat bat son plein, le noir se fait et la comédienne disparaît, laissant les spectateurs au centre de la scène avant qu’un long hurlement ne déchire le silence et que des coups de matraque ne résonnent sur des barreaux en fer. Hagard, le public se retrouve animal pris au piège, le temps d’un instant, freak à son tour, avant que les lumières du théâtre ne se rallument et que les applaudissements fusent. Monga est une expérience totale, étrange, provocante, douce, cruelle, mais surtout généreuse, et confirme Jéssica Teixeira comme un OVNI plein de talent, punk, drôle, conjuguant avec une déconcertante facilité grotesque et érotisme, sans jamais nous laisser en dehors de son geste.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
Monga
Direction, dramaturgie et interprétation Jéssica Teixeira
Directeur musical et musicien Luma, Juliano Mendes
Directeur artistique Chico Henrique
Direction technique et éclairage Jimmy Wong
Direction vidéo / photographie Ciça Lucchesi
Préparation corporelle Castilho
Backman Aristides OliveiraProduction Corpo Rastreado
Réalisation Catástrofe Produções et Corpo Rastreado
Diffusion internationale Corpo a Fora e FarofaDurée : 1h30
À partir de 18 ansVu en mai 2025 au QG, Saint-Pierre-aux-Nonnains, dans le cadre de Passages Transfestival
Atheneum, Dijon, dans le cadre de Théâtre en Mai
du 30 mai au 1er juinMaison Folie Wazemmes, Lille, dans le cadre de Latitudes Contemporaines
les 6 et 7 juinL’Atelier de Paris, CDCN, dans le cadre de June Events
le 10 juin
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