Après avoir prêté l’oreille à l’Araguaia dans Guerrilheiras et au Xingu dans Altamira 2042, l’artiste brésilienne se met à l’écoute d’une nouvelle rivière amazonienne, le Rio Tapajós, et remonte, au gré d’un fin parallèle avec le processus de révélation photographique, la chaîne de responsabilités qui conduit à l’empoisonnement des populations locales.
Son rituel, Gabriela Carneiro da Cunha l’inaugure par une double mise en condition. D’abord, en adressant, par écrit, une demande aux spectatrices et spectateurs qui s’apprêtent à entrer en salle : « Le spectacle utilise du papier photosensible. La lumière du spectacle a été conçue pour cela et toute lumière extérieure doit absolument être évitée, est-il précisé sur la feuille volante distribuée. Merci d’éteindre complètement vos téléphones portables (et montres connectées) afin qu’aucune luminosité ne perturbe l’atmosphère de la salle. […] Si vous avez besoin de sortir de la salle, placez-vous vers une sortie et attendez qu’un·e agent·e d’accueil muni·e d’une lampe rouge vous accompagne » ; ensuite, en invitant neuf « personnes qui se sentent mère » – sans, pour autant, l’être obligatoirement biologiquement – à venir les rejoindre, elle et sa comparse, Mafalda Pequenino, pour les accompagner, avec plus ou moins de proximité physique, durant toute la durée de la représentation. Façon de couper les liens avec le monde et de décaler le regard, pour mieux préparer les esprits à pénétrer dans cette chambre noire qu’est devenue la salle 17 du Théâtre Vidy-Lausanne, où Tapajós a vu le jour dans le cadre de « Tempo Forte ».
Au centre du dispositif en bi-frontal, éclairé par la lumière rouge de lampes inactiniques – qui, contrairement aux autres, ont peu d’effets photochimiques –, sont disposés un ensemble de bacs en plastique que Gabriela Carneiro da Cunha et Mafalda Pequenino ne tardent pas à remplir avec un liquide translucide. Ce produit n’est autre qu’un révélateur, conforme à ceux utilisés par la chimie argentique, dans lequel le tandem baigne, les unes après les autres, de grandes feuilles de papier photosensible pour faire apparaître les clichés qu’elles renferment. Au long de ce qui s’apparente bientôt à un ballet ritualisé, et savamment chorégraphié, des images nous sont présentées, et l’on y discerne alors, avec plus ou moins de facilité, des fragments de corps, des visages d’enfants, des personnes qui chahutent, mais aussi cette eau qui, on le supputera vite, est celle du Rio Tapajós. Bientôt, la voix d’un scientifique, qui semble rendre les conclusions d’une enquête de terrain, se fait entendre. Cette étude, c’est celle qu’a réalisée, en 2019, le Docteur Paulo Basta sur la contamination au mercure qui frappe le territoire munduruku de Sawré Muybu. Présentés en septembre 2022 lors de l’assemblée Mercúrio, à laquelle Gabriela Carneiro da Cunha s’est rendue, ses résultats sont édifiants : elle confirme ce que le peuple munduruku sentait dans sa chair, la large et inquiétante contamination au mercure de l’ensemble des corps de ses membres, à commencer par ceux des enfants et des femmes enceintes qui contaminent leur propre bébé par l’intermédiaire du liquide amniotique, puis de leur lait.
Ce mercure ne tombe évidemment pas du ciel, mais est l’une des conséquences du capitalocène, et plus précisément de l’exploitation minière illégale orchestrée par l’Homme et son système économique qui prospère au détriment de la Nature et des populations autochtones. À la recherche du plus précieux des métaux, les orpailleurs sévissent, comme ailleurs, sur le territoire du peuple munduruku et utilisent le mercure pour faciliter leur pillage. Sur trois kilos de mercure utilisés, deux sont immédiatement disséminés dans le Rio Tapajós. La substance se transforme ensuite en méthylmercure, puis est absorbée par les poissons du fleuve, qui sont à leur tour mangés, comme élément de base de leur alimentation, par les Mundurukus. Problème, « le méthylmercure est toxique pour le système nerveux central de l’être humain, en particulier durant le développement in utero et au cours de la petite enfance, alerte l’Anses. Cette substance peut ainsi provoquer des troubles comportementaux légers ou des retards de développement chez les enfants exposés in utero ou après la naissance, même en l’absence de signes de toxicité chez la mère ». En première ligne de ce scandale sanitaire, les mères sont aussi aux avant-postes du combat que mène le peuple munduruku pour défendre son territoire, sa si riche et essentielle rivière, et faire cesser cette contamination, comme Gabriela Carneiro da Cunha le met en lumière avec une infinie délicatesse.
Loin de se contenter d’éclairer cette situation humainement dramatique, au gré du fin parallèle qu’elle orchestre avec le processus de révélation photographique grâce à un cérémonial qui envoûte et fait perdre tout repère, l’artiste brésilienne en profite pour dévoiler les différents maillons de la chaîne de responsabilités. Avec une forme de colère rentrée, mais sans aucune animosité, elle met les Occidentaux que nous sommes face aux conséquences de leurs choix : en décidant d’acheter, à l’aveugle et par l’intermédiaire de sociétés peu scrupuleuses, de l’or – comme valeur refuge, pour orner ses plus beaux bijoux ou en tant que composant de certains produits électroniques –, nous nous rendons tout aussi comptables que les orpailleurs du scandale sanitaire vécu par le peuple munduruku. Éveilleuse de consciences, importatrice d’un combat qui pourrait se mener collectivement, de part et d’autre de l’Atlantique et de l’Équateur, contre un système économique prédateur, Gabriela Carneiro da Cunha frappe alors juste, et redouble son geste par une réactivation du festival Sairé durant lequel, sur les lisières du Rio Tapajós, les communautés catholique et indigène Borari s’adonnent à un moment de célébration où chacune des deux cultures a sa place. Plus spirituelle, et plus filandreuse théâtralement, cette seconde partie conserve, malgré tout, un même terreau fertile, cet appel à l’unité des peuples qui, en ces temps troublés, apparaît plus que nécessaire.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Tapajós
Conception et mise en scène Gabriela Carneiro da Cunha, Fleuve Tapajós
Avec Gabriela Carneiro da Cunha, Mafalda Pequenino
Création Sofia Tomic, João Freddi, Vicente Otávio, Mafalda Pequenino, Gabriela Carneiro da Cunha
Assistanat à la mise en scène Sofia Tomic
Photographies Gabriela Carneiro da Cunha, Vicente Otávio, João Freddi
Technique photo João Freddi, Vicente Otávio
Édition des images Gabriela Carneiro da Cunha, João Freddi, Marina Schiesari, Sofia Tomic, Vicente Otávio
Édition du texte Manoela Cezar, Gabriela Carneiro da Cunha, João Marcelo Iglesias, Sofia Tomic
Dramaturgie Alessandra Korap, Maria Leusa Munduruku, Ediene Munduruku, Cacica Isaura Munduruku, Ana Carolina Alfinito, Paulo Basta, Julia Ferreira Corrêa, Rosana Farias Mascarenhas, Dalva de Jesus Vieira, Osmar Vieira de Oliveira, Celiney Eulália de Oliveira Lobato, Rodrigo Oliveira, Mauricio Torres, Eric Jennings
Traduction munduruku-portugais Honesio Dace Munduruku
Traduction français-portugais Elisabeth Monteiro Rodrigues
Direction technique et lumières Jimmy Wong
Assistant lumières Matheus Espessoto
Son Felipe Storino
Technique son et création multimédia Bruno Carneiro
Costumes Sio Duhi
Scénographie Sofia Tomic, Ciro Schu, Jimmy Wong
Scénographie exposition Marina Schiesari
Consultation Raimunda Gomes da Silva, Dinah de Oliveira, Tomás Ribas
Soutiens et partenaires Associação Fotoativa, Clube do AnalógicoProduction Corpo Rastreado ; Aruac Filmes ; Théâtre Vidy-Lausanne ; Projeto Margens
Distribution en Europe Théâtre Vidy-Lausanne
Coproduction Wiener Festwochen | Frei Republik Wien ; Festival d’Automne à Paris ; Les Spectacles vivants – Centre Pompidou (Paris) ; Halles de Schaerbeek, Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles) ; La rose des vents – Scène nationale Lille Métropole – Villeneuve d’Ascq / Next Festival ; Théâtre Garonne (Toulouse) ; International Summer Festival Kampnagel
Soutien à la recherche et développement Manchester International FestivalDurée : 1h30
Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse), dans le cadre de Tempo Forte
du 14 au 24 mai 2025Les Halles de Schaerbeek, Bruxelles (Belgique), dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts
du 27 au 31 maiKosmos Theater, Vienne (Autriche), dans le cadre du Wiener Festwochen
du 7 au 11 juinL’Oiseau-Mouche, Roubaix, avec Le Phénix, Scène nationale de Valenciennes, dans le cadre du NEXT Festival
les 20 et 21 novembreIrcam, dans le cadre de la saison hors-les-murs du Centre Pompidou et du Festival d’Automne à Paris
du 10 au 17 décembre
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