En montant On purge bébé dans une version clownesque explosive, la metteuse en scène tire le vaudeville vers la performance pluridisciplinaire et signe une revisite du genre flirtant avec l’absurde.
Tout juste sorties de trois semaines de résidence à la Méca de Bordeaux le 21 février dernier, Karelle Prugnaud et toute son équipe présentaient devant une salle archi-comble quelques extraits commentés de leur nouvelle création, On purge bébé. La production accompagnée par l’OARA (Office artistique de la région Nouvelle Aquitaine) fait, ce jeudi 6 mars, sa première à L’Azimut, avant de partir en tournée.
D’une manière peu commune dans son parcours, l’artiste s’attaque à un texte devenu un classique maintes fois joué depuis sa création en 1910 au Théâtre des Nouveautés. Après une saisissante adaptation du Woyzeck de Büchner, c’est d’une courte pièce au comique passablement régressif, entre misogynie et scatologie, qu’elle s’empare avec un amusement et une gourmandise non dissimulés. « J’avais radicalement mis de côté ce type de texte, et c’est la première fois que je me confronte à cet univers. C’est vertigineux ! Un vrai travail d’équilibriste », s’enthousiasme Karelle Prugnaud, avant de s’interroger : « Dans le monde d’aujourd’hui, à quoi bon s’enfoncer encore et encore dans la tragédie alors que le drame est partout ? ».
Avec sa haute précision horlogère, et son goût pour les intrigues légères et volages, il paraît difficile de heurter la mécanique si bien huilée de Georges Feydeau. D’illustres metteurs en scène ont tenté, sans grand succès, de la dénaturer pour extraire toute la noirceur, la médiocrité comme la cruauté, des situations et des personnages représentés. À l’inverse, Karelle Prugnaud assume les conventions du genre. Elle tient compte du décorum prescrit par le texte – sa description contenue dans la longue didascalie inaugurale est prise en charge avec une étrangeté perturbante par une plantureuse domestique munie d’un plumeau électroluminescent – tout en le laissant volontairement vriller, se déréguler. « Je ne cherche pas à renier les codes du théâtre de boulevard ou à leur résister, je dois les accepter et tenter de mixer la tradition de Feydeau et mon travail sur la performance ».
« Au théâtre, c’est comme au lit après l’amour… »
Pensé à la fois comme un agrès et un véritable partenaire de jeu, le décor imaginé par Pierre-André Weitz, complice d’Olivier Py, avec son lambris sombre rehaussé par les couleurs rouge et rose des tentures zébrées (assorties aux costumes) ne se départit pas en apparence de l’intérieur chic et cossu propre au théâtre bourgeois. Mais ses portes et pans de murs tournent, basculent et changent d’axe à l’envi. Le bureau se plie en deux, le canapé et le piano roulent sur un skateboard, tout y est sens dessus dessous. « L’idée est de montrer que, derrière la façade, rien ne tient dans ce chaos debout ! », explique Karelle Prugnaud. Sur scène, tout repose en effet sur l’inconfort périlleux du déséquilibre et de l’effondrement. Pas moins de cinq semaines de résidences scénographiques ont permis d’explorer toutes les ressources possibles du décor, avec la complicité de l’artiste Martin Hesse, blessé au cours des répétitions et remplacé par Dali Debabeche, et surtout de Nikolaus Holz, rencontré à l’occasion du spectacle Mister Tambourine Man d’Eugène Durif, ici codirecteur artistique et crédité du titre de « spécialiste en ingénierie du ratage ». Clown, jongleur et comédien, il joue Chouilloux, un militaire qui n’a jamais fait la guerre. Moulé dans une combinaison en lycra de lutteur haltérophile, il lui prête sa silhouette élastique et une habileté certaine à se mouvoir tout en portant sur la tête une pile des fameux pots de chambre supposément incassables que vient de mettre au point le maître de maison se rêvant fournisseur exclusif de l’armée française.
« Réunir nos deux compagnies, l’une venant du théâtre, l’autre du cirque, c’est un geste important dans le paysage théâtral actuel encore trop individualiste, cela nous garantit de produire des formes de plus grande ampleur et permet d’enrichir nos univers différents et complémentaires », détaille Karelle Prugnaud, qui s’entoure pour ce projet d’interprètes survoltés, rompus aux arts du clown. Celle qui avait d’abord imaginé distribuer Toto, 7 ans, l’insupportable garçonnet, à un acteur octogénaire a finalement décidé de confier le rôle à un acrobate. Déguisé en chimpanzé à grandes oreilles, un costume qu’il finira par troquer pour celui de Superman, le grand enfant se filme avec son smartphone suspendu aux pampilles d’un lustre clinquant qui menace de chavirer, avant de piquer des crises le conduisant à tout casser, retourner et démanteler. « J’adore le bazar. Au théâtre, c’est comme au lit après l’amour, si les draps ne sont pas défaits, c’est qu’il ne s’est rien passé », s’amuse la metteuse en scène. Pour elle, « c’est un enfant toxique et symptomatique du temps présent en état de crise. Il prend toute la place, mais vit dans un monde parallèle. Il illustre le principe de la no life. Autour de lui, personne n’est à rattraper ! Les adultes se comportent comme des gamins. Ils se tyrannisent tous. La folie est partout et illustre la perte des valeurs et la course vers la catastrophe. »
« Une merde novatrice »
Même avec un argument aussi mince et farcesque que la tentative désespérée de M. et Mme Follavoine, ses parents affolés, de faire prendre un médicament purgatif à leur « bébé » refusant tout remède à sa constipation, il est impossible de réduire On purge bébé à un simple divertissement léger. Pour Jean-Pierre Han, le dramaturge du spectacle, « la pièce se présente comme un moment charnière du théâtre. Elle paraît quatre ans avant la Première Guerre mondiale et annonce les courants de l’Absurde, du dadaïsme, dont le mot d’ordre est de tout casser, dans les arts comme ailleurs ». On purge bébé appartient à une série de pièces en un acte écrites sur le tard, soit à la fin de la Belle-Époque, et dans un état de dépit causé par le désastre qu’est la vie personnelle de son auteur.
Celui-ci finit d’ailleurs par quitter le domicile conjugal, après une violente dispute avec son épouse qui a pris un amant à la suite de ses nombreuses infidélités, et se livrer à des comédies de mœurs impitoyables sur le couple dysfonctionnel. « Il est totalement dépressif. Il n’arrive plus à écrire, mais n’a plus rien à prouver. Il peut tout se permettre et user d’une totale liberté, comme celle de pulvériser les codes sociaux de son époque », observe Karelle Prugnaud en ajoutant : « Il ne parle que de caca. La merde est partout. C’est une drôle de métaphore. Elle est annonciatrice d’un désastre complet, mais elle est aussi une merde novatrice. Il faut bien se vider pour se refaire, se renouveler… » Alors, quoi de mieux pour l’appréhender que la frénésie et le rire, les chansons et la danse, comme autant de moyens détournés pour alarmer.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
On purge bébé
Texte Georges Feydeau
Mise en scène Karelle Prugnaud
Avec Patrice Thibaud, Anne Girouard, Dali Debabeche en alternance avec Martin Hesse, Nikolaus Holz, Cécile Chatignoux
Assistante à la mise en scène Julie Senegas
Co-direction artistique Karelle Prugnaud, Nikolaus Holz
Scénographie Pierre-André Weitz
Costumes Pierre-André Weitz, assisté de Nathalie Bègue
Ingénierie du ratage – Laboratoire scénographique Nikolaus Holz
Chorégraphe Raphaël Cottin
Construction décor Atelier du Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique
Régie décor Eric Benoit
Régisseur général Vincent Van Tilbeurgh
Régisseur plateau Ludovic Perché
Création musicale Rémy Lesperon
Texte Chanson Tarik Noui
Création lumière Rodolphe Martin
Conseils dramaturgiques Jean-Pierre HanProduction Cie l’Envers du décor et Cie Pré-O-Coupé – Nikolaus Holz
Coproduction Le Grand T, Théâtre de Loire Atlantique, Nantes ; TAP, Scène nationale de Poitiers ; Scène nationale du sud Aquitain, Bayonne ; L’Azimut – Pôle national Cirque, Antony/Châtenay-Malabry ; L’Agora – Pôle National Cirque de Boulazac ; Les Scènes du Jura – Scène nationale – Lons le Saunier ; Châteauvallon-Liberté, Scène nationale – Toulon ; L’ARC, Scène nationale du Creusot ; L’OARA – Office Artistique de la Région Nouvelle Aquitaine ; Théâtre du Bois de l’Aune – Aix-en-Provence ; Maison des Arts du Léman – Thonon – Evian – Publier – Scène conventionnée
Soutien Gare à Coulisses, Scène conventionnée d’intérêt national « art en territoire » art de la rue – Eurre ; Archaos, Pôle National Cirque – Marseille
Avec le concours du Ministère de la Culture – DRAC Nouvelle-Aquitaine (compagnie conventionnée) et de la Région Nouvelle-AquitaineDurée : 1h45
L’Azimut, Théâtre Firmin Gémier / Patrick Devedjian, Antony
les 6 et 7 mars 2025Scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne
les 18 et 19 marsLes Scènes du Jura, Scène nationale, Lons-le-Saunier
les 25 et 26 marsThéâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
les 28 et 29 marsL’Arc, Scène nationale, Le Creusot
le 17 avrilMaison des Arts du Léman, Thonon-les-Bains
le 25 avrilChâteauvallon-Liberté, Scène nationale de Toulon
du 14 au 16 maiTAP, Scène nationale de Poitiers
du 20 au 22 mai
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !