Maja Mitic est serbe, Zana Hoxha kosovare. Ensemble, ces deux femmes de théâtre utilisent Les Troyennes d’Euripide pour monter une ode à la paix sur les ravages que la guerre impose aux femmes, depuis Troie jusqu’à Kiev, Gaza ou Khartoum.
« Dans notre version des Troyennes, les personnages avancent parce qu’ils prennent soin les uns des autres, parce qu’ils trouvent des façons de sauver les enfants. De montrer qu’au milieu des conflits, des guerres, au milieu de la haine , les femmes sont celles qui disposent des moyens de résister », explique Zana Hoxha, qui a mis en scène la pièce jouée à Belgrade vendredi 22 et samedi 23 novembre après des représentations au Kosovo. « Je suis une metteuse en scène kosovare, une metteuse en scène féministe qui se souvient de la guerre, et qui se souvient aussi de la Yougoslavie. C’était important pour moi de monter cette pièce, parce qu’elle est malheureusement totalement d’ actualité », ajoute cette femme de 43 ans, dont un seul geste fait taire le plateau.
Les Troyennes, écrit en -415 par Euripide, raconte le sort des femmes après la chute de Troie. Mariées de force à l’ennemi, tuées, sacrifiées sur les tombes des hommes tombés au combat, elles sont les victimes de la guerre après la guerre. Pour raconter ça, il fallait deux femmes, insiste Maja Mitic, figure du théâtre serbe depuis les années 1990, qui co-dirige et joue Hécube, ancienne reine de Troie, femme du défunt Priam, mère dont les enfants sont un à un sacrifiés aux folies de la guerre. Il le fallait « parce que les hommes font les guerres, mais les conséquences, c’est le lot des femmes. Et des enfants de ces femmes ». Comme un écho au dialogue sans fin entre les hommes politiques serbes et kosovars qui, un quart de siècle après les combats, n’ont pas signé la paix, les femmes, ici, pactisent sur scène, dans un décor épuré où résonnent les langues des uns et des autres.
Maja Mitic déclame les vers millénaires d’Euripide en serbe. Thaltybios, celui qui vient annoncer aux femmes le genre qui leur est réservé, lui répond en albanais. Au mur la traduction anglaise défile. En quelques minutes, on ne différencie plus les langues, la douleur est universelle. « Grâce aux relations, aux émotions que ces acteurs sont capables d’offrir, qui sont bien plus importantes que la barrière de la langue », salue Zana Hoxha.
Pourquoi les Cassandre ?
Peu importe une langue, cette version des Troyennes « fait réfléchir. Et ça met en colère. Nos personnages sont en colère. Ils disent vous savez quoi ? Allez vous faire foutre, on ne veut plus de ça. Pourquoi souffrons nous ? Pourquoi les Cassandre ? Pourquoi Andromaque doit perdre son enfant ? ». Au milieu des vers antiques, les Andromaque, Hécube, Cassandre de 2024 finissent par faire le procès d’Euripide. « Vous savez, à un moment de la pièce, poursuit la metteuse en scène, Andromaque dit je veux marcher librement avec mon mari et mon enfant. Je ne veux pas me sentir menacée dans la rue. Et c’est encore ça non ? Il n’y a que quelques endroits sur la planète où je me sens totalement libre d’être moi […] Et nous, on veut changer ça. Je ne pense pas qu’une pièce de théâtre suffit. Mais l’art à le pouvoir de vous apporter quelque chose dont vous ignorez jusqu’à l’existence. »
Une volonté d’universel qui va jusque dans les costumes – des vestes de cuir et des bottillons qui pourraient être ceux de n’importe quelle armée du monde. Comme Hécube pourrait être toutes les mères endeuillées par la guerre. « C’est une pièce sur les femmes après la guerre, résume Maja Mitic. Sur ce qui se passe pour toutes les femmes, partout dans le monde, à n’importe quelle époque, dans n’importe quelle culture, n’importe quelle religion. C’est une pièce qu’Euripide a écrite il y a des siècles, mais on voit encore tout ça, guerre après guerre. Des viols, des crimes. Ce qu’on voit dans cette pièce, on le voit aujourd’hui en Ukraine, à Gaza, on l’a vu au Kosovo, en Bosnie, ça se passe en Somalie, au Soudan… ». Mais une heure après, devant une salle remplie, alors que les voix se mêlent pour espérer un autre avenir, résonnent ces mots : « Parfois, vivre, c’est résister ».
Camille Bouisson © Agence France-Presse
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !