Le bus, une tribune politique pour un poète de rue au Kenya
L’artiste Willie Oeba utilise les transports publics de Nairobi pour délivrer des punchlines politiques directement aux voyageurs dans le but de maintenir allumé le feu des récentes manifestations.
« Le président crée un mauvais précédent. Les deux premières lettres sont une façon de faire passer un message aux habitants », lance Willie Oeba, sous les applaudissements et les acclamations de son public dans l’un des bus « matatu », emblème de la ville de Nairobi. L’artiste de spoken word de 30 ans exploite la profonde colère du Kenya envers le président William Ruto – souvent décrié pour son sens des relations publiques et son manque d’action – qui a atteint son paroxysme en juin dernier avec des semaines de protestations déclenchées par un projet de loi fiscale impopulaire. Les rues sont depuis redevenues silencieuses, de nombreux manifestants ayant été effrayés par la réponse brutale de la police qui a fait plus de 60 morts.
Oeba s’est tourné vers l’art pour maintenir le mouvement en vie, en offrant une forme d’éducation civique dans les matatus qui transportent des centaines de milliers de personnes chaque jour. Armé de jeux de mots et de métaphores habilement tissés sur les promesses non tenues du gouvernement, les injustices et la corruption, le poète monte à bord comme n’importe quel passager, chronométrant stratégiquement ses performances pendant les tristement célèbres embouteillages de Nairobi. « Que devrait faire Zakayo ? », demande-t-il à un matatu occupé, en utilisant un surnom pour le président basé sur le collecteur d’impôts biblique impopulaire Zachée. « Ashuke (descends) ! », crie la foule en retour.
L’artiste du spoken word considère ces Kenyans ordinaires – les principales victimes d’une gouvernance corrompue et de mauvaise qualité – comme son public clé. « Les manifestations ont eu beaucoup de résultats, donc maintenant la conscience collective de la nation est touchée », précise-t-il en attendant de monter dans un autre bus et « d’injecter » son message, comme il aime le dire. « C’est là que le débat est le plus important, ajoute-t-il. Ce que nous faisons en ce moment, c’est une révolution des mentalités ».
« Organisation constante »
D’autres militants portent le message dans les bidonvilles de Nairobi, où vivent plus de la moitié de la population urbaine, selon les groupes de défense des droits de l’homme. Chaque jeudi, Wanjira Wanjiru et Kasmuel McOure visitent Mathare, un ensemble de cabanes en tôle ondulée avec un accès sporadique à l’eau et à l’électricité, pour organiser des discussions avec des jeunes.
Lors d’une récente visite, ils ont parlé à une foule d’une douzaine de personnes de la brutalité policière et des accusations selon lesquelles les politiciens tentaient de s’emparer des terres du bidonville. Le groupe a répondu par des chants spontanés, le plus populaire étant « Ruto doit partir ! ». Les problèmes systémiques du Kenya « ne peuvent pas être résolus par une simple manifestation, assure Wanjiru. Sans une organisation constante et cohérente, les choses resteront les mêmes ».
Certains signes montrent que cette éducation civique partant de la base ébranle la classe politique. Oeba dit avoir reçu des appels de personnes obscures l’accusant d’« inciter le public ». « Leur travail est très important, surtout au niveau local, souligne l’analyste politique Nerima Wako-Ojiwa. Idéalement, l’éducation civique devrait être soutenue par le gouvernement, mais ce n’est pas le cas. »
L’autre terrain activiste est en ligne. Sur TikTok, où les manifestations de juin ont été lancées, des personnes comme l’avocat Kebaso Morara maintiennent l’élan. Il parcourt le pays et réalise de courtes vidéos sur des projets gouvernementaux tels que des routes, des stades et des écoles qui n’ont jamais été achevés, et a rassemblé plus de 400 000 abonnés. Selon les analystes, tous ces efforts pourraient fondamentalement modifier la politique kenyane, en encourageant les gens à voter davantage en fonction de leurs politiques plutôt que de leur allégeance tribale traditionnelle. « La méfiance s’est accrue au fil du temps parce que la classe politique s’est nourrie de tromperies », conclut l’expert Hesbon Hansen Owilla.
Mary Kulundu © Agence France-Presse
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