Juste après sa création à Dijon, et avant sa reprise à Versailles, s’est donnée à voir au Théâtre de Caen la réjouissante redécouverte d’un opéra baroque de Baldassare Galuppi. Dirigée par Vincent Dumestre à la tête de son Poème Harmonique et mise en scène par Agnès Jaoui, l’œuvre joue sur une facétieuse et alerte inversion des genres.
Un opéra-bouffe signé du prolixe compositeur italien Baldassare Galuppi, datant de plus de deux siècles, et totalement oublié depuis, fait sa réapparition sur la scène française. Créé à Venise en 1762, et jamais redonné, L’Uomo Femina est présenté successivement par les opéras de Dijon, Caen et Versailles. On ne boude pas notre plaisir de découvrir de nouvelles pages musicales, dont certaines sont joliment entraînantes. Ses nombreux airs et ensembles sont défendus avec la vivacité classieuse et délectable du chef Vincent Dumestre, à la tête de son orchestre, Le Poème Harmonique, plein de relief et de rebonds dans la fantaisie, comme de poésie dans la tonalité plus élégiaque qu’accompagnent la tendre mandoline et le théorbe d’Alon Sariel. C’est aussi le décoiffant livret de Pietro Chiari, rival de Goldoni, qui pique la curiosité, tant il repose sur un comique de situation prônant l’inversion des sexes. Sans vraiment les déconstruire, le texte tend du moins à renverser les stéréotypes de genres. On trouve dans son intrigue la verve satirique de Molière, comme le sensualisme des jeux propres au marivaudage, et même sans doute cette pointe de militantisme dont use Beaumarchais.
Sur une île imaginaire, les femmes adoptent de « mâles » attitudes et détiennent le pouvoir, tandis que les hommes, un brin « efféminés », passent leur temps à se pouponner et se soumettre à leur domination. Deux naufragés fraîchement débarqués contemplent, incrédules, cet étonnant état de fait. Plus que cela, ils en font les frais : le chevalier Roberto se laisse conquérir par la reine Cretidea, rivale de sa dame d’honneur, l’aimante Cassandra, et son valet finit travesti malgré lui. Jouissant de beaux moyens vocaux et d’une large tessiture, Eva Zaïcik fait avec naturel, et sans ostentation, une Reine pleine d’autorité, mais qui sait aussi subtilement dévoiler ses fêlures avec une rayonnante sensibilité. Victor Sicard, en Roberto, profite des passages à l’évidence les plus inspirés de l’ouvrage pour exalter autant de franche révolte que de nostalgique douceur.
Les intrigues amoureuses, qui donnent parfois dans l’imbroglio, se nouent dans un très beau décor d’Alban Ho Van. L’espace figure le péristyle d’un imposant palais et joue élégamment la carte du pastiche orientalisant en convoquant un ailleurs topique avec colonnes antiques, arcades mauresques, bassin et boudoir autour desquels des minets semi-dénudés prennent le bain comme le frais. Les costumes de Pierre-Jean Larroque ne cherchent pas à éviter l’outrance en mêlant des influences baroques au style drag queen. Dans le rôle de Giannino, François Rougier campe un valet bouffon mais emprunté en jupette et sac à main. En revanche, Gelsomino, le favori de la reine, que campe Anas Séguin, est génialement survolté. Le chanteur attire l’attention en liant aisément les contrastes que forment sa voix de bronze aux graves charnus et ses manières d’une coquette préciosité. Véritable gravure de mode, il se pavane en tenues improbables et agite le miroir dont il ne saurait se séparer.
A contrario, les femmes affichent des traits virils et conquérants, dignes de guerrières, munies d’arcs et de flèches, de cuirasses, de casques à plumes et de boucliers. Ces amazones sont confiées à des mezzos aux lignes de chant robustes et bien galbées. Ministre et confidente de Cretidea, Lucile Richardot possède un timbre tranchant et une puissante projection qui donnent corps et aplomb au personnage de Ramira, de même que Victoire Bunel qui, en Cassandra, paraît aussi touchante que déterminée. Le jeune plateau vocal réuni se montre totalement investi et ravit de sa belle prestance à la fois musicale et théâtrale. Si l’œuvre ne manque pas de tempérament, c’est à l’instar de ses interprètes totalement engagés et riches de fortes personnalités.
Finalement, l’audace thématique que porte L’Uomo Femina voit se déliter un peu prématurément sa charge subversive lors d’un dénouement qui tarde à venir et ne résiste pas au lieto final de convention. Moins détonante qu’espérée, sa morale chante de façon contreproductive le retour aux lois du patriarcat lorsque Roberto fait promettre à sa future épouse obéissance et soumission en échange de son inclination. Heureusement, la metteuse en scène Agnès Jaoui orchestre ici, avec malice et habileté, un jeu ambivalent, laissant aussitôt penser qu’il ne sera pas aussi simple de laisser s’effacer le pouvoir gagné de haute lutte par les femmes.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
L’Uomo Femina
de Baldassare Galuppi
Livret Pietro Chiari
Direction musicale Vincent Dumestre
Mise en scène Agnès Jaoui
Orchestre Le Poème Harmonique
Avec Eva Zaïcik, Lucile Richardot, Victoire Bunel, Victor Sicard, François Rougier, Anas Séguin, les comédiens Grégoire Blanchon, David Badau, Aude Ulrich, Bettina Von Schramm, et les figurants Adrien Lamberti, Mylène Duhoux
Création décors Alban Ho Van
Création lumières Dominique Bruguière
Création costumes Pierre-Jean Larroque
Décors et costumes Ateliers de l’Opéra de DijonProduction déléguée Opéra de Dijon
Coproduction Le Poème Harmonique ; Opéra Royal / Château de Versailles Spectacles ; Théâtre de CaenLa Région Normandie soutient ce spectacle au côté de la Ville de Caen.
Durée : 2h30 (entracte compris)
Théâtre de Caen
les 15 et 16 novembre 2024Opéra Royal de Versailles
du 13 au 15 décembre
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