Aux Ateliers Berthier, la metteuse en scène italienne s’empare avec délicatesse, mais aussi un surcroît de prudence, du vénéneux et troublant roman de la prix Nobel de littérature Han Kang.
Ces dernières années, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini ont toujours traversé les Alpes en tandem, tant et si bien qu’on les croyait devenus indissociables l’un de l’autre, unis par cette complicité humaine et cette complémentarité artistique capables de produire moult étincelles. Depuis leur rencontre, en 2008, les deux artistes italiens ont su faire leur miel du travail, de l’univers ou de la figure d’autres, de Pina Bausch (Rewind d’après Café Müller) ou d’Andy Warhol (From A to D and back again), d’un reportage de Mariusz Szczygieł (Reality) ou d’une image du Justicier d’Athènes de Pétros Márkaris (Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni), du Désert rouge d’Antonioni (Quasi niente) ou du Ginger & Fred de Fellini (Avremo ancora l’occasione di ballare insieme et Sovrimpressioni). Aujourd’hui, la metteuse en scène et le chorégraphe ont choisi de séparer leurs chemins pour revenir à des aventures en solo : lui à une performance aux accents autobiographiques, Une Démarche un peu bancale et fougueuse, présentée au Théâtre Olympia de Tours ; elle à l’adaptation d’un roman, La Végétarienne d’Han Kang, donnée au Théâtre de l’Odéon, avec le soutien renouvelé du Festival d’Automne à Paris. Un projet qui tombe à point nommé, quelques semaines après la remise du prix Nobel de littérature à l’autrice sud-coréenne.
Désormais connue, et reconnue, à l’international, Han Kang doit beaucoup à cet ouvrage publié en 2007 et auréolé du prestigieux International Booker Prize, qui lui a servi de tremplin. Divisé en trois parties, ce troublant et vénéneux roman – dont les ferments de l’intrigue ne sont pas sans faire écho à ceux du premier film de Julia Ducourneau, Grave, sorti en 2016 – décrit, à travers de multiples voix et regards, la trajectoire de Yŏnghye, qui, une nuit, décide subitement de cesser de manger de la viande. Loin d’être directement motivé par des considérations politiques ou écologiques, ce choix trouve sa source dans un rêve qui sort brusquement cette femme de la torpeur quotidienne dans laquelle elle était enfermée. Jusqu’ici, elle menait une vie triste et monotone, sans accroc ni anicroche, celle d’une bonne et brave épouse aux petits soins d’un mari chez qui elle suscitait tout juste de « l’indifférence ». Tel un grain de sable dans les rouages un peu trop bien huilés de la société sud-coréenne – parfaitement tancés, notamment, par le cinéaste Bong Joon-ho, réalisateur, entre autres, de Snowpiercer et Parasite –, la vision nocturne de ce « visage » dans une « flaque de sang » la pousse à vider le congélateur de tous les morceaux de viande qu’il contient, mais aussi à jeter le lait et les oeufs présents dans le frigo, sous le regard médusé de son époux qui ne comprend pas, et ne cherche pas à comprendre, cette volte-face.
Alors que Yŏnghye se mure peu à peu dans le silence, et dépérie à vue d’oeil à en croire son entourage carniste, le couple ne tarde pas à se déliter, percuté socialement et intimement par le comportement de la néo-végétarienne, qui se refuse désormais à toute belle figura de circonstance – elle se lance, par exemple, dans un monologue sur le végétarisme lors d’un dîner professionnel de son mari – autant qu’à son époux, dont elle repousse les assauts nocturnes en vue d’un coït vite fait mal fait en prétextant qu’il dégagerait « une odeur de viande ». Bientôt, c’est son père qui entre dans la danse et, lors d’un déjeuner familial, la force à ingurgiter de la viande, dans l’un de ces accès de violence dont, on le comprend bien vite, il a très longtemps été coutumier à l’égard de sa fille ; mais également, et surtout, sa soeur et son beau-frère. Tandis que la femme, seul individu des quatre protagonistes en scène à être véritablement connectée au réel, fait bouillir la marmite de son foyer, son compagnon campe un artiste vidéaste un peu raté, qui se prend d’une fascination érotique pour le corps de sa belle-soeur, et notamment pour cette tache de naissance, dite « mongoloïde », que, malgré l’âge, elle pourrait avoir garder dans le dos.
Dans cette sphère où les hommes apparaissent aussi primitifs et insuffisants que les femmes sont fortes et déterminées, Han Kang dépeint, sans avoir l’air d’y toucher, une longue et lente bascule dans la folie. Au-delà de sa construction, son roman tient son originalité dans sa façon de décrire ce glissement par la bande, en auscultant non pas le désordre mental en tant que tel, mais ses racines et ses conséquences : éclatement de la famille nucléaire, puis élargie ; révélation et stimulation des déviances en germes chez d’autres ; incapacité sociale à gérer cette différence sans l’excommunier. Surtout, dans le dialogue constant qu’elle entretient entre la réalité la plus crue et les envolées chimériques, le prosaïsme et l’absolu, la relation à soi et les relations aux autres, l’autrice sud-coréenne dessine les ramifications d’un écosystème riche de ses interdépendances intrinsèques et de ses potentiels retournements de perspectives, où la folle n’est peut-être pas celle qui est décrite comme telle. Car, bien qu’il reste pathologique, le comportement de Yŏnghye révèle aussi l’attitude dysfonctionnelle de l’immense majorité de ceux qui l’entourent, et de la société, et peut être perçu comme une échappée, un moyen de résister à un réel fondamentalement décevant, triste, terne et morne, à l’image de cet appartement délabré où Daria Deflorian et le scénographe Daniele Spanò installent l’intrigue.
À partir de cet espace vide, qui ne demande qu’à être rempli par les visions des spectatrices et spectateurs au long des récits qui leur sont délivrés, les yeux dans les yeux, par les personnages, la metteuse en scène, épaulée par les lumières particulièrement précises de Giulia Pastore, parvient à installer une ambiance entre chien et loup, entre matérialité et onirisme, entre réalité et fantasme. Avec la délicatesse qu’on lui connait dans la préhension des matériaux dont elle s’empare, Daria Deflorian dirige habilement ses trois compagnons de scène, Monica Piseddu, Paolo Musio et Gabriele Portoghese, et le quatuor réussit alors à préserver le savant équilibre du texte de Han Kang, à entretenir la curiosité qu’il suscite et à sauvegarder le mystère intérieur qui sert de moteur à chacun des protagonistes, à commencer par Yŏnghye. Malgré tout, on peut regretter que cette finesse d’approche se transforme en trop grande prudence, que, en dépit de sa limpidité, cette adaptation soit un peu appliquée, voire monotone, à l’image du rythme imposé par les projections de ces indications de lieux à la tonalité cinématographique – type « Appartement des époux / Intérieur Jour ». En refusant tout effet de manche, Daria Deflorian paraît parfois manquer d’idées de mise en scène – comme en témoignent, en contrepoint, celles, réussies, de la peinture sur corps ou de la pellicule du film adultère déroulée sur un rétroprojecteur – et ne pas oser donner plus de relief théâtral au roman de Han Kang. Alors qu’elle nous avait habitués à faire germer poésie et tremblement sur le substrat dont elle s’emparait, c’est, au long de cette adaptation, une impression de maîtrise un peu sèche qui, irrémédiablement, prend le dessus.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Vegetariana
d’après le roman d’Han Kang
Mise en scène Daria Deflorian
Adaptation Daria Deflorian, Francesca Marciano
Co-création et interprétation Daria Deflorian, Paolo Musio, Monica Piseddu, Gabriele Portoghese
Assistant à la mise en scène Andrea Pizzalis
Espace Daniele Spanò
Lumières Giulia Pastore
Son Emanuele Pontecorvo
Costumes Metella Raboni
Collaboration artistique à la scénographie Lisetta Buccellato
Collaboration au projet Attilio Scarpellini
Conseils en dramaturgie Éric Vautrin
Direction technique Lorenzo Martinelli, Micol Giovanelli
Stagiaire à la mise en scène Blu SillaProduction Index
Coproduction Emilia Romagna Teatro ERT – teatro nazionale ; La Fabbrica dell’Attore – Teatro Vascello (Rome) avec le Romaeuropa Festival ; TPE Teatro Piemonte Europa ; Triennale de Milan ; Odéon-Théâtre de l’Europe ; Festival d’Automne à Paris ; Théâtre Garonne – scène européenne à Toulouse
Avec la collaboration de ATCL / Spazio Rossellini ; Istituto Culturale Coreano in Italia
Avec le soutien du MiC – ministero della cultura (Italie)
En coréalisation avec le Festival d’Automne à ParisDurée : 1h50
Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 8 au 16 novembre 2024Théâtre Olympia, CDN de Tours
du 20 au 22 novembreThéâtre Garonne, Scène européenne à Toulouse
du 21 au 24 janvier 2025Théâtre Charles Dullin, Chambéry
les 5 et 6 févrierThéâtre La Vignette, Montpellier
du 10 au 12 février
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