Seule sur le plateau, mais entourée d’une équipe faisant fortement partie du tout, Eva Aubigny tricote une ode à la lenteur en décomposant chacun de ses mouvements. Plus militant que méditatif, malgré les apparences.
Elle est à genoux devant une flamme qui ne va cesser de luire, entourée pour un public disposé au sol sur les petits bancs que la scénographe Sarah Bisson a conçus comme du mobilier urbain. Dès que le spectacle commence, Eva Aubigny baisse la tête, rentre en elle et se relève, faisant jaillir un cri… silencieux. Pas un mot ne sera prononcé durant cette heure de danse. Pour autant, le bruit du monde se fait entendre. En live, Thibaut Langenais distille des sons et des bruits amassés au-dehors ou avec des machines : celui du danger – une saccade qui ressemble à un débit de jet d’arrosage de champs cultivés, et vire à une rafale de mitraillettes au lointain.
Folie des hommes ou nature anthropisée ? Les deux s’entremêlent alors qu’au sol, Eva Aubigny, formée au CNSMD de Lyon et interprète notamment pour Jérôme Bel (Danser comme si personne ne regardait, 2018), inspirée par la chorégraphe Myriam Gourfink (qui appuie sa pratique sur le yoga), déploie son corps avec une écoute absolue à ce qui se passe intérieurement, lorsque ses muscles sont sollicités au point que poser le pied à terre ou tenir en équilibre semble se dérouler à vif. Toutes les tensions apparaissent comme passées au microscope.
Pour dire quoi ? « Une magie du chaos », dit le texte de la plaquette. Mais ça ne saurait suffire. C’est probablement pour cela que l’équipe artistique distribue à chaque spectatrice et spectateur, à la sortie du plateau, un petit livret de 16 pages où chacun de ses membres dit sa contribution et son implication dans cette création, non comme un quart d’heure de célébrité factice, mais pour éclairer sur la part collective de ce projet, qui ne peut se réduire au terme de « solo » quand même bien même la danseuse n’a pas de partenaire sur scène. Il y a dans ces écrits qui prolongent le spectacle sa raison d’être : « tenir » face à la précarité du métier, comme le confie la costumière Gabrielle Marty, « tenir » aussi face au dérèglement des lumières artificielles qui perturbent tant les papillons de nuit conçus pour se déplacer en fonction de la lumière de la lune et qui ont inspiré la conceptrice lumière Louise Rustan.
L’animalité n’est jamais loin, figurée par la capacité d’Eva Aubigny à se mouvoir comme une bête blessée, ou par le fait de déterrer une chose enfouie – un vêtement à capuche – qui lui donne des airs de louve, ou, dans le final, par une sorte de gilet mi-végétal mi-animal. Tout ceci n’aurait pu être qu’une introspection égotiste limitée – d’autant que ce déroulé ralenti exige du public une concentration et un silence de cathédrale –, mais, d’emblée, Eva Aubigny, par son cri, par le fait de se débarrasser rapidement d’un tee-shirt gris doublé de rouge qui devient un étendard quand il n’est plus un bâillon, affirme sa position de combattante pour d’autres qu’elle-même. C’est toute la subtilité de ce travail qui s’affirme plus puissant que bien des discours, souvent binaires.
Trouver une porte de sortie en se dirigeant au dehors de la scène, puis hésiter. Se recroqueviller encore ou trouver la force de se déployer à nouveau. Eva Aubigny, en équipe, hésite, mais transforme ce qui la traverse en une création exigeante et sensible.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
TENIR
Chorégraphe et interprète Eva Aubigny
Assistant.es chorégraphiques Léa Férec-Pourias et Zoë de Sousa
Compositeur et musicien live Thibaut Langenais
Créatrice lumière Louise Rustan
Scénographe Sarah Bisson
Costumière Gabrielle MartyProduction Cie Organ Tumult
Co-production ADAMI, DRAC Hauts-de-France, SPEDIDAM, Happynest SUPERAMAS, SUBS – Lyon, Ateliers Médicis, Le Croiseur – Lyon / Scènes découvertes Danse
Accueil en résidences Espace Pasolini de Valenciennes, Théâtre Le Croiseur – Lyon, Lisière – Vercors, cie Le Double des Clés – Tende, CND de Lyon, Ateliers de Paris CDCN, SUBS – Lyon, Mairie de Lucéram (06), Studio Chatha, Espace Culturel de Fontenay-sous-boisEva Aubigny est artiste lauréate du dispositif Happynest #7 – SUPERAMAS 23/24 des Hauts-de-France, et de Création en Cours 2024 des Ateliers Médicis.
Durée : 1h
Vu en septembre 2024 aux SUBS à Lyon
Festival Impulsions, Lyon
Le Croiseur
le 16 novembre 2024Le Phénix, scène nationale de Valencienne (dans le cadre du festival Cabinet de curiosités)
du 25 au 28 février 2025
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