Publiées vingt ans après sa mort, les lettres de François Mitterrand à Anne Pingeot retracent leur idylle au long cours, secrète avant d’éclater au grand jour. Double casquette, à la fois magistrate et comédienne, Céline Roux s’offre un écart de carrière pour porter à la scène cette matière quasiment littéraire, écho d’un amour sans commune mesure. Elle donne la réplique à Samuel Churin en un pas de deux sensible et gracieux.
Une méridienne en avant-scène. Au fond, à jardin, un fauteuil couleur crème. Un homme et une femme debout dans le silence esquissent quelques pas de danse. 1963. « je te demande pardon ». C’est sur ce ton, cette note intime, que s’ouvrent ces Lettres à Anne. Cette année-là, celle de la rencontre, des premiers rendez-vous, de ce qui ressemble au début d’une histoire d’amour comme tant d’autres, un homme s’éprend d’une femme. Pas n’importe quel homme, pas n’importe quelle femme. Lui, c’est François Mitterrand, il n’est pas encore président. Elle, Anne Pingeot, celle qui deviendra la maîtresse, la femme de l’ombre, la mère de Mazarine, la destinataire de tant de lettres, sincères, amoureuses, enflammées, toujours tournées avec soin et ce goût de la littérature qui était le sien.
A l’initiative de ce projet d’adaptation, Céline Roux, qui partage le plateau avec Samuel Churin, comédien solide qu’on ne présente plus. Elle est magistrate et comédienne et ce rôle qu’elle s’offre lui sied à merveille. Au prix d’une sélection drastique et frustrante parmi la masse hallucinante de lettres, Céline Roux en choisit une poignée qu’elle garde telles quelles, sans les couper. Accompagnée par Alice Faure à la mise en scène, elle se lance dans une entreprise délicate souvent tentée et souvent concluante paradoxalement : porter au plateau cette matière par essence destinée à être lue et reçue par un.e destinataire unique. Et pourtant. Derrière un échange de lettres, que ce soit la correspondance amoureuse de Camus et Casarès, les lettres de François Truffaut à son entourage ou celles de Mitterrand à Anne, à chaque fois, ce qui apparaît en creux, au-delà de l’échange épistolaire, c’est la relation elle-même et la personnalité de ses protagonistes. Leur plume aussi, et ce n’est pas rien.
Si seules les lettres de Mitterrand ont été publiées, Anne n’en est pas moins présente obstinément et pas seulement en tant qu’obsession, objet de désir et d’affection mais aussi comme sujet pensant et agissant, une femme libre et émancipée qui se positionne face à cet homme, fait des choix radicaux, n’abdique pas sa vie, ses envies, étudie, travaille, mène sa carrière et élève leur enfant. Une femme forte et accomplie se lit dans les interstices et les silences, entre les missives, inquiètes ou attendries, brûlantes ou sages, plus ou moins longues mais régulières, toujours. Et l’absence de ses réponses n’est pas une carence, elle ne rend que plus criante la place essentielle qu’elle joue dans cette histoire qui défie le temps. Anne se révèle en creux, dans le regard de son célèbre amant, elle marque la cadence. « Chère compagne absente » lui écrit-il, rongé par le manque. Ses lettres affluent au rythme d’une relation qui grandit en maturité sur la durée. Et l’on suit cet amour fort et fou depuis sa naissance, son éclosion sur une plage d’Hossegor, jusqu’à son point de rupture, avec la mort de Mitterrand et sa dernière lettre postée de Belle-Île en passant par les tiraillements et les turpitudes d’une relation adultérine.
Droite et digne, visage doux au faux air de Mazarine, Céline Roux égraine les dates et lieux qui jalonnent leurs déplacements. Elle donne le tempo chronologique et cartographique de leur idylle. Tout en sobriété, d’une élégance discrète, costumes et mobilier esquissent le milieu social. Les interprètes ne forcent pas le trait, ne cherchent pas l’imitation de leurs modèles, ils semblent dialoguer par-delà le temps, comme s’ils revenaient de loin, fantomatiques et évanescents, pour témoigner de cet amour hors norme défiant conventions et codes. Inspirée par les disques évoqués dans leurs échanges, la musique, composée par Niki Demiller, intemporelle et mélancolique, habille de violons doux leur tango à l’unisson. Une sensualité charnelle émane des rares interactions physiques entre les interprètes, fruit d’un travail chorégraphique subtil basé sur le contact (collaboration de Marie-Jo Buffon) qui parvient à ancrer dans le concret des corps le désir exprimé par l’écriture, cette attraction sans comparaison qui jusqu’au bout les porte l’un vers l’autre.
Entre gravité et légèreté, humour et emportements, ces Lettres à Anne soulèvent un pan de l’Histoire et d’une histoire d’amour qui pourrait être n’importe laquelle si on ne connaissait pas le destin présidentiel de cet homme de gauche élu deux fois d’affilée. Le spectacle prend la forme d’un pas de deux tout en délicatesse qui n’exclut pas la violence des sentiments et de la configuration de la relation. Mis en scène avec finesse et doigté, la précision à l’œuvre dans le moindre geste et déplacement honore ce travail sensible qui célèbre la passion de deux esthètes, aussi attachés à la beauté que l’un à l’autre.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Lettres à Anne
COMPAGNIE TROP PLEIN DE CE QU’IL AIME
mise en scène Alice Faure
avec Samuel Churin et Céline Roux
adaptation Alice Faure et Céline Roux
travail corporel MarieJo Buffon
musiques Niki Demiller
avec les voix de Marie-Christine Barrault et Pierre Forest
Durée : 1h15
A partir de 12 ansOff 2024
Du 29 juin au 21 juillet 2024
à 11h
Théâtre Transversal
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