En 2023, deux ans après sa nomination à la tête du Festival TransAmériques avec Jessie Mill, Martine Dennewald partageait avec Sceneweb les orientations que le duo voulait développer. Parmi elles, la mise en tension entre milieux urbains et non-urbains, mais aussi entre les différentes communautés et leurs récits et enfin, la « nécessité de raconter les histoires autrement ». L’édition 2024 montre aussi les liens avec le festival d’Avignon. Rébecca Chaillon a présenté Carte noir nommée désir, sans aucun incident. En revanche, Catarina et la beauté de tuer des fascistes de Tiago Rodrigues a été malménée par le public. Reportage.
Par cette programmation, la ville dialogue avec la forêt, la mer et la campagne. Le festival s’est ouvert avec la nouvelle création d’Émilie Monnet qui, avec Waira Nina, guide le spectateur à travers le territoire Inga et celui des Anishinaabe dans une fable écologique aux accents mythologiques.
Une autre création a bel et bien mis les territoires en tension : Au cœur de la rose de Jérémie Niel sur un texte de l’auteur québécois Pierre Perrault. L’histoire est classique : c’est une fille qui veut quitter ses parents pour un avenir plus radieux. Mais l’univers dans lequel le drame se déroule l’est moins : on est transporté dans un monde insulaire sombre, magnifiquement retranscrit par le metteur en scène dans un territoire cher à l’auteur : la Côte-Nord, l’Isle-aux-Coudres.
Jérémie Niel a voulu ici « monter un texte du répertoire québécois ». L’unique pièce de Pierre Perrault l’a intéressé car « on y entend la nature avec des personnages qui vivent au milieu des éléments ». Quand on l’interroge si ce texte porte en lui une urgence, l’artiste répond : « l’urgence de ralentir le rythme, c’est une réaction au bruit ambiant ».
Le rythme lent de sa pièce peut aisément se transposer à l’ensemble de ce début de festival : dans Nigamon/Tunai, les premiers mots intelligibles arrivent 40 minutes après le début de la représentation. Pour Multitud, de l’uruguayenne Tamara Cubas et présenté en extérieur sur la Place des Arts, c’est presque une quinzaine de minutes avant que n’arrivent les premiers mouvements (ce qui, dans un espace ouvert aux passants, semble interminable). Dans Au cœur de la rose, certains personnages évoluent dans l’ombre de la scène alors que le public s’installe et Carte noir nommée désir de Rébecca Chaillon débute par plus de 45 minutes de ménage et de tressage sans un mot. Au FTA, les bavardages du quotidien doivent être laissés à la porte du théâtre.
Un sécateur caché dans la scénographie
Lorsque Carte noir nommée désir est montré au public québécois, l’ambiance électrique et agressive d’Avignon semble loin. En juillet 2023, les comédiennes ont été victimes d’agressions verbales, physiques et en ligne. À Montréal, l’ambiance est bon enfant et le public est enthousiaste. Le message est bien compris : quelle est cette création si ce n’est un appel puissant à un monde plus inclusif ?
Après la représentation à l’Usine C, une bonne moitié des spectateurs est resté pour la séance de discussion avec l’équipe. Rébecca Chaillon revient sur le traumatisme vécu à Avignon : elle explique qu’à cette époque, elle était persuadée que quelqu’un allait finir par commettre un attentat. Sa peur était d’autant plus amplifiée que, pendant le spectacle, Chaillon est attachée par les cheveux. Elle raconte qu’elle avait demandé à la scénographe d’avoir un sécateur à portée, caché dans le décor pour avoir une chance de se libérer au cas-où un fou débarquait dans le théâtre et tirait partout.
D’autres spectacles du festival font écho aux revendications décoloniales. C’est le cas notamment de Rinse de et avec Amrita Hepi qui, par ses parents, présente un double héritage autochtone Maori et Aborigène d’Australie.
À travers cette création, elle revient à la question des origines. Elle passe par les cosmogonies traditionnelles et va jusqu’à ironiser l’enseignement de la danse contemporaine à New York, présentée comme sacrée. Le résultat iconoclaste est brillant d’humour et de mouvement. Il ne manque pas de renvoyer le public, une nouvelle fois, vers les questions d’appropriation culturelle et de réification du corps des femmes racisées.
« C’t’une pièce de théâtre, câlisse »
La première fin de semaine du FTA s’est achevée avec la présentation au public québécois de Catarina et la beauté de tuer des fascistes de Tiago Rodrigues. Comme ailleurs dans le monde, la fin du spectacle où un homme déclame un discours d’extrême droite pendant une trentaine de minutes n’a pas manquer de faire réagir. « La réaction du public québécois a été tout à fait normale », explique l’auteur et metteur en scène après-coup.
Durant la représentation, alors qu’une partie du public se lève en hurlant à la foule « ne restez pas voir ça ! », d’autres leur répondent sur le même ton : « mais c’t’une pièce de théâtre, câlisse », et en même temps, le comédien ne se laisse pas déconcentrer par les cris et un jet d’objet sur la scène.
Tiago Rodrigues est là en personne et tente de demander à la sécurité de se rendre moins visible, il explique son comportement par le fait qu’il n’aime « pas beaucoup la présence abusive d’uniformes » dans ce moment du spectacle.
C’est la troisième fois que l’artiste portugais est présent dans la programmation du FTA, mais c’est la première depuis que Jessie Mill et Martine Dennewald en ont pris la tête. Des liens semblent se créer entre un bord et l’autre de l’Atlantique – Jessie Mill apparaît dans la programmation du Festival d’Avignon comme dramaturge – on s’interroge alors si ce rapprochement n’est qu’une impression.
Quand on lui demande son avis, Tiago Rodrigues insiste d’abord sur les différences entre les deux institutions, avant de rappeler qu’il est été proche des directrices avant qu’elles n’arrivent à la tête du FTA et lui d’Avignon. Selon lui « c’est une coïncidence, on s’intéresse aux mêmes artistes », mais il souhaiterait que plus de liens se créent dans les prochaines années.
Il faut saluer l’audace et la qualité de l’ensemble de la programmation du Festival TransAmériques qui, cette année, brille autant par sa cohérence que par la portée des productions présentées.
Hadrien Volle — www.sceneweb.fr
Jusqu’au 5 juin à Montréal, Québec
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