Nul besoin d’avoir vu les deux précédents volets – Adios Matepac et Soliloquio – de la trilogie autobiographique de l’artiste sud-américain pour pleinement embrasser le dernier. Un spectacle en forme de rituel, d’une sincérité bouleversante, qui tente, via un retour aux sources, de faire le deuil d’une sœur et la paix avec le monde. Généreux mais jamais naïf, ce chant d’amour, donné au Festival d’Avignon, nous tend un miroir éclairant et replace l’utopie de la communauté au centre de son geste.
Ce qui nous marque d’abord c’est le son, un tintement de clochette récurrent qui nous entraîne immédiatement et mentalement dans les alpages, sur les hauts-plateaux de l’Argentine ; puis, la vue s’attache à ce paysage en noir et blanc réparti en projection sur trois tissus tendus en fond de scène. Après avoir parcouru le monde, nous dit-il, Tiziano Cruz rentre à la maison. L’artiste globe-trotteur opère volontairement un retour en arrière, au pays de ses ancêtres, de sa langue maternelle, berceau de sa naissance et de son enfance, là où se forgent, dans la vigueur des premiers temps, les expériences qui deviendront des souvenirs, bagages ou fardeaux pour une vie entière. Là où se forge aussi, et surtout, le premier regard sur le monde, la conscience d’appartenir à une famille, une communauté, une culture. Tiziano Cruz vient de cette terre de brume et de verdure, de traditions et de coutumes, de ces flancs de montagnes où dévalent rivières et moutons qu’il est revenu filmer accompagné de son père.
Vêtu d’un châle à franges, brodé de fleurs aux couleurs vives et cousu de pompons chatoyants, l’artiste sud-américain s’offre à nous tel qu’en lui-même, dans un état de dépouillement et de dénuement de l’âme total. Cet élément de costume est à lui seul plus qu’une évocation, c’est le fruit d’un artisanat local, une œuvre textile chargée de l’intention des mains qui l’ont fabriquée, de spiritualité, reflet d’un folklore qui ne nous est pas partagé ici comme un exotisme. Seul en scène, face à nous, dans la simplicité et la sincérité d’une adresse directe au public, notre homme s’expose, se raconte et nous confronte à son identité d’indigène, à la pauvreté de sa communauté. Depuis sa place et son identité, depuis un point de vue qu’il est rare et nécessaire d’entendre, il interroge la violence d’un monde individualiste, capitaliste et colonialiste coupé en deux. Et se demande comment revenir au collectif, comment rendre ce monde meilleur, ou du moins, comment vivre en paix avec lui.
Dans le troisième volet de sa trilogie autobiographique, l’homme est apaisé, il a dévêtu sa colère et sa révolte, et s’exprime dans une immense douceur malgré la douleur qui le constitue. Wayqeycuna est le chemin d’un homme qui revient sur ses pas, embrasse ses origines après avoir exploré d’autres contrées, d’autres modalités de vivre et de penser, traversé nombre de douanes où toujours, en tant qu’indigène, il est perçu comme un danger. Mais c’est aussi le chant de deuil d’un frère qui a perdu sa sœur et tente de vivre avec cette béance. Avec très peu de moyens – une table, une tapisserie dessinant les contours du drame, et quelques morceaux de pain préparés pour l’occasion qui deviennent les éléments d’un petit théâtre d’objets tragique où se révèlent les circonstances effarantes de la mort de sa sœur –, Tiziano Cruz fait du plateau un lieu de consolation par le partage, où le deuil ne se répare pas, mais s’allège, dans les vertus du pain rompu et distribué.
Wayqeycuna est une quête autant qu’une cérémonie, la tentative de tresser la mort avec la vie, de re-créer, au contact des inconnus que nous sommes, une communauté éphémère. Dans son discours, jamais moralisateur, il nous confronte au réel pur, à ce monde à deux vitesses qui écrase les populations pauvres et s’écrit toujours depuis le point de vue de celles et ceux qui sont nés du bon côté. Quand pour nous, occidentaux privilégiés, la politique est une façon de concevoir le monde, pour eux, peuple précaire isolé, elle est une question de vie ou de mort. Chaînon manquant entre ces deux mondes, transfuge de pays et de classe, Tiziano Cruz s’interroge à juste titre sur ce que serait une œuvre d’art qui parle aux pauvres. Il ne résout rien, mais, dans son geste final festif et convivial, son chant de fraternité est une réponse potentielle. Sourire généreux et bras ouvert, Tiziano Cruz nous invite à son banquet de deuil, son rituel spirituel qui convoque ses origines pour mieux créer l’avenir. Le lien se fait et c’est bouleversant.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Wayqeycuna
Texte, mise en scène et interprétation Tiziano Cruz
Assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie Rodrigo Herrera
Collaboration artistique Mag De Santo, Duen Sacchi
Musique, son, vidéo et coordination technique Matías Gutiérrez
Lumière Matías Sendón
Costumes Luciana IovaneProduction exécutive Ulmus Gestión Cultural
Coproduction Mostra Internacional de Teatro de São Paulo, Festival d’Avignon, La Bâtie Festival de Genève, Zurich Theater Spektakel
Avec le soutien de l’Onda – Office national de diffusion artistique
Avec l’aide du Ciudad Cultural Konex (Buenos Aires), Festival Internacional de Buenos Aires
Résidences La Virreina Centre de la Imatge (Barcelone), CRL Central Elétrica (Porto)Durée : 1h10
Festival d’Avignon 2024
Gymnase du Lycée Mistral
du 10 au 14 juillet, à 18hZürcher Theater Spektakel, Zurich
du 16 au 18 aoûtKaserne Basel
les 23 et 24 aoûtLa Bâtie, Festival de Genève
les 30 août et 1er septembre
Bravo marie pour cette magnifique critique, si fine, si juste, si pertinente. J ai vu ce spectacle aussi et suis totalement d accord avec ce que vous dites. Je n ajouterais qu une chose : en plus c est extrêmement beau car Tiziano Cruz est un danseur confirmé qui a une très belle presence scénique. Merci Marie et bravo.