Praticien du théâtre étant autant metteur en scène, auteur, traducteur, dramaturge, qu’universitaire, Jean Jourdheuil a produit une analyse à la lucidité acérée des politiques culturelles françaises. Regard sur le parcours d’un homme qui ne s’est jamais départi d’une exigence éthique et politique.
En octobre dernier est paru Le théâtre, les nénuphars, les moulins à vent du metteur en scène, traducteur, dramaturge et universitaire Jean Jourdheuil. Publié aux éditions Théâtrales en partenariat avec le Théâtre des 13 vents – CDN de Montpellier (et dans une collection dirigée par le directeur de Théâtrales Pierre Banos, l’universitaire Olivier Neveux et Olivier Saccomano, auteur et codirecteur des 13 vents avec Nathalie Garraud), l’ouvrage réunit des interventions et articles de Jourdheuil écrit entre 1984 et 2010. Et c’est peu de dire à quel point la lecture de l’ensemble se révèle stimulante. Parce que Jean Jourdheuil a analysé et détaillé depuis des décennies le chemin pris par le champ théâtral public et les politiques culturelles. À titre d’exemple, dans l’article « Un théâtre de cour à vocation démocratique » (1985), il détaille l’évolution de la décentralisation – qui a amené les structures comme les centres dramatiques nationaux à basculer d’une politique de la création à une politique de la diffusion. Ou comment les glissements politiques ont transformé les institutions théâtrales, devenues « un ensemble de bâtiments subventionnés où quelques dizaines de milliers de travailleurs des arts et de la culture, année après année, gagnent leurs moyens de subsistance, un ensemble désormais animé d’une formidable force d’inertie et de routine à laquelle les pratiques artistiques ne peuvent que se conformer et où les artistes ne sont que de passage, anxieux d’aller au plus vite poursuivre ailleurs, toujours ailleurs, leur carrière ».
Au fil des articles et des ans, c’est un regard acéré et terriblement juste qui se déploie. Car Jean Jourdheuil a tout saisi et appréhendé : bazardage du projet initial qu’a constitué la décentralisation et le théâtre populaire ; passivité des artistes et des équipes face aux transformations en cours ; conformisme ; formatage des œuvres ; carriérisme ; position hégémoniques de grosses structures donnant le « la » de programmations (et de soutiens à la création) à l’échelle nationale ; uniformisation au niveau national des programmations ; homogénéisation du répertoire des théâtres européens ; prééminence du système festivalier sous les impulsions respectives de Michel Guy (secrétaire d’État à la Culture de 1974 à 1976 puis directeur du Festival d’Automne de 1978 à 1990) et Jack Lang (Ministre de la culture de 1981 à 1986, puis de 1988 à 1993) ; effacement de la fonction politique, critique, sociale des spectacles ; etc.
Plus largement, en dessinant la liquidation de ce qui a fondé le théâtre public, en scrutant la soumission du champ artistique à des logiques managériales et de communication, c’est une analyse de ce qui s’est joué dans la société française que ce recueil propose. Ou comment toutes les logiques du service public ont été contaminées et mises au pas par les logiques du marché. Passionnant par ses analyses sans fard, Jean Jourdheuil l’est également par la justesse de sa position. Comme lui-même le rappelle volontiers, c’est en tant que praticien de la scène et personne œuvrant, donc, au cœur du champ théâtral qu’il a mené ce travail de réflexion. De son premier texte écrit en 1968 (à l’invitation de l’écrivain, critique et éditeur Émile Copfermann) à ceux des années 2000/2010, il s’agissait de « tenir une sorte de chronique des situations dans lesquelles nous étions pour faire du théâtre. » Si aborder par le menu toutes les facettes de son activité se révèle impossible a l’échelle d’un tel article, retraçons néanmoins avec lui quelques grands axes et jalons de son parcours.
En 1968, le jeune homme rencontre Jean-Pierre Vincent, qui lui « propose de travailler avec lui sur La Noce chez les petits-bourgeois ». Leur création de cette pièce de Bertolt Brecht – dont Jourdheuil signe la dramaturgie – révèle rapidement le duo, qui travaille ici à « renouveler l’image de Brecht, à essayer de retrouver un Brecht plus mordant. La Noce permettait de voir comment la structure d’autorité dans la famille, le pouvoir macho du père pouvait déboucher sur la structure d’autorité de l’état et contribuer à l’invention du fascisme. » En parallèle, Jourdheuil débute ses activités de traduction, s’attelant notamment à L’Achat du cuivre, autre texte de Brecht construit « comme des dialogues à la manière de Galilée sur les différents systèmes du théâtre. » Un texte programmatique pour Jean Jourdheuil, en ce qu’il constitue « au début [leur] guide intellectuel pour faire un brechtisme différent. » Le travail se prolonge pendant une poignée d’années avec Jean-Pierre Vincent, l’équipe étant rapidement reconnue, et co-dirigeant même en duo de 1972 à 1974 sa propre compagnie : le Théâtre de l’Espérance – Compagnie Vincent-Jourdheuil. Si leur collaboration cesse en 1972 « en raison de désaccords artistiques et politiques » (Jean-Pierre Vincent partira, lui, prendre la direction du Théâtre national de Strasbourg), leur travail aura marqué l’époque. Par la revitalisation de pièces de Brecht, d’Eugène Labiche, ou, encore, de Molière en s’attachant à explorer leur mécanique. Par leur revendication d’un travail collectif – inspiré de l’expérience menée à La Schaubühne de Berlin, que Jourdheuil a beaucoup fréquenté en étant notamment le dramaturge du metteur en scène (et directeur du lieu) Peter Stein. Mais, aussi, par l’introduction de peintres dans les théâtres. « Mon idée était de travailler avec des peintres contemporains plutôt qu’avec l’histoire de la peinture. » Solliciter ainsi des artistes (citons les peintres Gilles Aillaud, Lucio Fanti, Titina Maselli) en lieu et place des décorateurs professionnels pour produire les images scéniques amène un renouvellement profond des productions et de la pratique de la scénographie. Cela suppose par ailleurs « de donner aux peintres un statut de co-auteur du spectacle et d’accepter ce que le peintre proposait. »
En 1975, une fois la collaboration avec Jean-Pierre Vincent terminée, Jean Jourdheuil continue ses activités de mise en scène, d’écriture, de traduction, ajoutant à tout cela un volet de recherche, puisque après l’écriture d’une thèse il commence à enseigner et devient maître de conférences au département d’études théâtrales de l’université Paris-X – Nanterre. Parmi toutes ses pratiques, celle de la traduction connaît un élan particulier, puisqu’en 1976 Jean Jourdheuil rencontre Heiner Müller en Allemagne de l’Est. Là-bas, où tous les textes du poète et dramaturge allemand sont alors interdits, ce dernier lui « signe sur un simple papier une autorisation à le traduire. » En 1979 paraît ainsi le premier livre en France (aux éditions de Minuit) de Müller, Hamlet-machine, précédé de Mauser et autres textes (et co-traduit avec Heins Schwarzinger). Le compagnonnage fertile entre les deux hommes se prolongera jusqu’à la mort de l’écrivain allemand en 1995, Jourdheuil le traduisant, le mettant en scène, et officiant comme son agent en France – c’est, d’ailleurs, par son entremise que Patrice Chéreau montera Quartett, une création qui participera largement de la reconnaissance de l’auteur.
En 1982 une nouvelle période en tant que metteur en scène s’ouvre pour lui, puisqu’il débute une collaboration cette fois avec le metteur en scène Jean-François Peyret – et qui s’incarnera formellement par la création de leur compagnie, le Sapajou-Théâtre en 1984. Au sujet de ce retour à un travail en duo, Jean Jourdheuil souligne à quel point s’il y a « une propension de metteurs en scène à tirer la couverture à eux », lui « aime travailler la mise en scène avec d’autres. » Montant des textes de Müller, adaptant Les Sonnets de Shakespeare, composant un Cabaret Karl Valentin, le duo cesse sa collaboration en 1994, et Jean Jourdheuil fonde alors une nouvelle compagnie. Au sein de celle-ci, il continue jusqu’en 2014 de travailler en France comme à l’étranger ; met en scène des textes classiques ou contemporains, ainsi que des opéras en Allemagne ou en Suisse.
L’on pourrait ainsi égrener plus avant ses multiples activités, de la traduction à la formation et à l’enseignement, du conseil dramaturgique à la mise en scène et à l’écriture. Ce qui relie tout cela est une conscience aiguë de la nécessité de regarder au plus près les mécanismes régissant les œuvres comme les institutions, conscience alimentée par une exigence politique puissante. Et si l’on peut regretter que Jean Jourdheuil ait cessé de produire des textes, tant son travail d’analyse des structures des politiques culturelles semble plus que jamais nécessaire au vu de la dégradation ultra accélérée desdites politiques, ce choix s’inscrit, là encore, dans une position éthique. « Moi je n’ai fait qu’écrire et analyser pas à pas, j’ai fait ma petite chronique de l’intérieur, en travaillant. À partir du moment où j’ai cessé de faire du théâtre, je n’ai plus écrit sur celui-ci… » Et l’homme de rappeler mine de rien ici la responsabilité essentielle incombant aux praticiens et praticiennes de la scène : celle, en inventant le théâtre à venir, de mettre sur l’établi ce qui peut et doit changer dans sa structuration et dans son organisation.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Le théâtre, les nénuphars, les moulins à vent – articles et interventions
Jean Jourdheuil
éditions Théâtrales – collection Méthodes – octobre 2023 · 234 pages
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