Un devoir « d’alerte »: l’artiste rwandais Dorcy Rugamba et la troupe du Théâtre de la Ville, dirigée par Emmanuel Demarcy-Mota, commémorent le génocide des Tutsi d’il y a 30 ans au Rwanda en présentant les fruits d’un travail commun, mené à Kigali, de réadaptation de Zoo, la pièce du dramaturge français Vercors.
Pendant plusieurs semaines dans la capitale rwandaise en 2023, les comédiens ont travaillé en ateliers sur « Zoo, ou l’Assassin philanthrope », une fiction écrite en 1963 par Vercors, l’auteur du « Silence de la mer » (1902-1991) qui s’inspire des atrocités commises lors de la Deuxième guerre mondiale.
Ce dernier, en inventant une nouvelle espèce, le « tropi », tente de définir la « limite zoologique entre l’homme et l’animal », selon ses termes. S’engage alors une bataille d’experts, entre scientifiques, philosophes et théologiens, intérêts économiques et questions éthiques.
« Notre souhait était de voir comment mettre cette pièce en résonance avec la question du génocide« , explique Dorcy Rugamba, 54 ans qui campe, dans cette adaptation un personnage inventé et au texte ajouté, celui d’une vigie représentant la mémoire de l’humanité.
Le 7 avril 1994, au premier jour du génocide contre la minorité tutsie au Rwanda orchestré par le régime extrémiste hutu au pouvoir (plus de 800.000 morts entre avril et juillet), ses parents et six de ses frères et sœurs sont massacrés dans leur maison à Kigali. Lui, alors étudiant, ne doit sa survie qu’au fait de s’être trouvé à Butare, la deuxième ville du pays.
Selon lui, ce génocide « n’a pas d’autre matrice que l’intériorisation par les indigènes eux-mêmes des morphotypes élaborés par les ethnologues, anthropologues et naturalistes allemands puis belges pour classer en trois catégories la population rwandaise« .
Dans ses travaux précédents, l’artiste qui est aussi dramaturge, a abordé le sujet sous d’autres angles: celui de « la justice, au lendemain d’un tel crime« , celui du « travail de deuil » (« Rwanda 94 », 1999), celui de « la chronologie et de la généalogie » du génocide (« Bloody niggers! », 2007).
Gigantisme de l’événement »
Le travail autour de Vercors se veut, lui, un point de départ pour pousser la réflexion sur « tous les crimes contre l’humanité ». Avec ce devoir de donner un « savoir« , pour « permettre aux populations d’être en alerte« .
Après les ateliers à Kigali, il a paru « évident » à Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville, « d’inviter et de donner la parole aux artistes rwandais » (deux autres interviennent dans la pièce), confie celui qui a revu sa mise en scène pour l’occasion (la pièce avait été montée en 2021 et 2022 dans d’autres cadres).
« Leur questionnement rejoint notre préoccupation, à savoir vers quoi allons-nous ?, depuis les drames passés du XXe siècle, vers d’autres drames qu’on a connus et qui perdurent« , ajoute-t-il.
Le 5 mai, la pièce sera filmée et retransmise en direct à Kigali. Avant d’être jouée en novembre « si tout se passe bien », espère Dorcy Rugamba, responsable d’un centre d’art dans la capitale rwandaise. Ce même jour, il fera aussi une lecture musicale de « Hewa Rwanda. Lettre aux absents » (paru en mars, éd. JC Lattès), un livre qui n’est « pas du tout fait pour raconter des horreurs« . « Je ne suis pas le griot des tueurs« , prévient-il.
Ce qui est en jeu, selon lui, c’est « le risque que les victimes disparaissent devant le gigantisme de l’événement et ne deviennent que des données numériques« . Il s’agit donc de « réhabiliter leur existence« ; « dire à mes enfants qui était leur grand-père, qui était leur grand-mère, quelle foi avaient-ils dans la vie ? Quelle est l’éducation qu’ils m’ont donnée ?« , énumère l’artiste.
Et dans l’autre sens, « parler aux défunts, leur donner des nouvelles de ceux qui sont là, leur dire vous avez une descendance, nous allons bien« .
Karine Perret © Agence France-Presse
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