À La FabricA, la metteuse en scène ouvre le 78e Festival d’Avignon en se réappropriant le roman de William Faulkner, mais tend, en dépit d’un travail scénographique remarquable, à en affaiblir la portée.
Comment pénétrer dans une oeuvre-monde telle que Absalon, Absalon !, dans ce roman doté d’une structure narrative intrinsèquement complexe, mue par le flux des voix de différents narrateurs qui paraissent ne jamais vouloir, et peut-être pouvoir, s’interrompre ? À cette épineuse question, Séverine Chavrier répond par la mobilisation totale de l’espace scénique, par la création d’une atmosphère, qu’elle instaure puissamment dès les premières secondes et qu’elle ne lâchera plus durant les près de 4h30 de représentation. D’entrée de jeu, les spectatrices et spectateurs de La FabricA se retrouvent immergés au coeur du brouillard imaginé par William Faulkner. Dans une ambiance de confusion calculée, qui n’a d’égale que celle déployée par l’auteur américain, les gyrophares, la musique sourde et vrombissante et les enchaînements de fragments vidéos qui, peu à peu, convoquent un à un les comédiens-personnages, à la manière de spectres revenus d’un lointain passé, concourent à produire une sensation de vertige, en même temps qu’ils happent et qu’ils installent le cadre spatial dans lequel toute l’action se déploiera : cette Amérique sudiste antérieure, postérieure et contemporaine de la guerre de Sécession.
Quand, soudain, un homme surgit de son cercueil et suspend le cours du temps. L’individu en question n’est autre que Thomas Sutpen, la clef de voûte narrative d’Absalon, Absalon !, à qui Séverine Chavrier offre un corps, et une voix, alors que Faulkner l’en prive et n’en donne qu’une vision diffractée par l’intermédiaire de ses quatre narrateurs qui interviennent en cascade : la belle-soeur de Sutpen, Rosa Coldfied, le fils de l’un de ses amis, M. Compson, son fils, Quentin Compson, et le camarade d’université de ce dernier, Shreve. Revenu d’entre les morts, l’apprenti démiurge vient poser les bases de son grand projet : né « plus bas que bas », l’homme entend établir une plantation et fonder coûte que coûte une lignée la plus pure et parfaite possible, soit, dans cette Amérique ségrégationniste, intégralement blanche. Ce dessein est aussi celui d’un être qui veut, à tout prix, obtenir sa revanche sociale et est, pour cela, prêt à transformer les individus qui croisent sa route en simples pions, en rouages, pour satisfaire ses désirs. Las pour lui, son destin prend l’allure d’une transposition de l’épisode biblique du fils de David. Si Sutpen réussit à obtenir un fils, Henry, et une fille, Judith, avec Ellen Coldfied, le fratricide, l’inceste et la guerre viennent, peu à peu, grignoter ce qu’il avait réussi à bâtir et le priver de toute descendance – y compris de son premier fils, Charles Bon, qu’il avait refusé de reconnaître après avoir appris que sa mère possédait du sang noir.
En fine connaisseuse de l’oeuvre de Faulkner, dont elle avait déjà brillamment monté Les Palmiers sauvages, Séverine Chavrier ne jure pas fidélité à Absalon, Absalon !, mais tente plutôt de se le réapproprier et de le faire à sa main. Pour donner vie à cet ensemble narratif qui n’a rien de linéaire, mais se construit plutôt comme un puzzle dont certaines pièces, mais pas toutes, s’emboîtent progressivement, elle mise sur une traduction scénique de l’immense flot faulknérien. Du texte aux lumières, des sons aux éléments de décor, en passant par l’utilisation de la vidéo et la gestuelle des comédiennes et des comédiens, chaque ingrédient semble être considéré comme une note et composé une symphonie théâtrale pharaonique, dont la maîtrise et la fluidité scénographiques, servies par le travail combiné de Louise Sari, Germain Fourvel, Simon d’Anselme de Puisaye et Quentin Vigier, s’avèrent en tous points remarquables. Alors que la maison de Sutpen se projette sous différentes formes, et transpire même par le sol, jusqu’à matricer l’entièreté du plateau – comme La Plâtrière le faisait déjà sublimement dans le précédent spectacle de la metteuse en scène, Ils nous ont oubliés –, les détails qui fourmillent dans tous les plans, théâtraux ou cinématographiques, transforment Absalon, Absalon ! en berceau de la nation nord-américaine, où, en même temps que la violence et les ravages de la cohabitation, fleurissent le mythe du self-made man et les références culturelles iconiques au cola, à Mickey, aux clowns, aux cigarettes, au pop-corn et à la voiture, omniprésente.
Formellement magistrale, cette composition théâtrale a toutefois les défauts de ses qualités. Pour naviguer entre les différents niveaux de récit et les multiples temporalités mises en jeu par Faulkner, Séverine Chavrier progresse par le biais de visions successives, de projections hallucinées, qui, assemblées, donnent naissance à un univers cauchemardesque, où il est aisé de se perdre, noyé par les nombreuses couches narratives. La metteuse en scène se contente la plupart du temps d’allusions au roman d’origine qui ne permettent sans doute pas à celles et ceux qui n’auraient pas lu Absalon, Absalon ! d’en comprendre si ce n’est la totalité, à tout le moins l’essentiel, des tenants et des aboutissants. Surtout, dans cette logique de réappropriation, la langue de Faulkner est presque totalement effacée au profit d’une écriture de plateau inégale, qui émane, sous la supervision de Séverine Chavrier, des comédiennes et des comédiens, et de leur propre appréhension des personnages. Si le procédé instaure une évidente vitalité au plateau, il tend à étouffer la pensée de l’auteur américain, à affaiblir l’intensité dramatique qui découle de son récit à tiroirs et à amoindrir sa portée, malgré le jeu particulièrement engagé de l’ensemble des membres de la distribution, à commencer par Laurent Papot. Comme si, à trop vouloir faire sien Absalon, Absalon !, Séverine Chavrier avait, à l’image de Thomas Sutpen, partiellement pêché par démiurgie artistique.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Absalon, Absalon !
d’après William Faulkner
Traduction et relecture François Pitavy, René-Noël Raimbault
Adaptation et mise en scène Séverine Chavrier
Avec Pierre Artières-Glissant, Daphné Biiga Nwanak, Jérôme de Falloise, Alban Guyon, Adèle Joulin, Jimy Lapert, Armel Malonga, Annie Mercier, Hendrickx Ntela, Laurent Papot, Kevin Bah « Ordinateur », et la participation de Maric Barbereau, Remo Longo (en alternance)
Dramaturgie et assistanat à la mise en scène Marie Fortuit, Marion Platevoet, Baudouin Woehl
Scénographie, accessoires et régie plateau Louise Sari
Lumière Germain Fourvel
Musique Armel Malonga
Son Simon d’Anselme de Puisaye, Séverine Chavrier
Vidéo Quentin Vigier
Cadre vidéo Claire Willemann
Costumes Clément Vachelard
Conseil dramaturgique diversité et politiques de représentation Noémi Michel
Éducation des oiseaux Tristan Plot
Collaboration à la lumière Nelly Perre, Thomas Rebou
Collaboration au son Mathieu Ciron, Marco Nüesch, Alizée Vazeille
Collaboration à la vidéo Gilles Borel, Pierre Olympieff
Collaboration à la couture et à l’habillage Aline Courvoisier, Karine Dubois
Assistanat à la scénographie Tess du Pasquier
Assistanat aux costumes Andréa Matweber
Conception des poupées Chantal Sari
Régie plateau Mateo Gastaldello, Sylvain Sarrailh, Mansour Walter
Dessin Alain Cruchon, Gilles Perrier
Serrurerie Hugo Bertrand, Wondimu Bussy
Menuiserie Yannick Bouchex, Balthazar Boisseau, Mathias Brügger
Renfort construction Julien Fleureau
Conception motorisation de la voiture Vincent Wüthrich
Direction technique Yves Fröhle
Soutien technique Terence Prout
Coordination technique Margaux Blanc, Margaret LabbéProduction Comédie de Genève
Coproduction Centre dramatique national Orléans Centre-Val de Loire, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Teatre Nacional de Catalunya (Barcelone), ThéâtredelaCité Centre dramatique national Toulouse Occitanie, Bonlieu Scène nationale d’Annecy, Théâtre de Liège, DC&J Création, Festival d’Avignon
Construction des décors Ateliers de la Comédie de Genève
Avec le soutien de la Fondation Ernst Göhner (Zoug), Tax Shelter du Gouvernement fédéral de Belgique, Inver Tax Shelter et pour la 78e édition du Festival d’Avignon : Villa Albertine (New York)
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National (Paris)
Remerciements Caroline Bonnafous, Romuald Liteau-Lego, Rachel de Dardel, Judith Zagury, l’équipe du Centre dramatique national Orléans Centre-Val de LoireDurée : 5h (entractes compris)
Festival d’Avignon 2024
La FabricA
du 29 juin au 7 juillet (sauf le 2 juillet), à 16hComédie de Genève
du 17 au 29 janvier 2025Les Théâtres de la Ville de Luxembourg
les 5 et 6 févrierThéâtre de Liège
les 13 et 14 févrierOdéon-Théâtre de l’Europe, Paris
du 25 mars au 11 avrilCentre dramatique national Orléans Centre-Val de Loire
les 23 et 24 avril
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