Spécialiste des trajectoires surprenantes, Irina Brook nous revient par le Pas-de-Calais, plus précisément le Glob théâtre du château d’Hardelot où elle a présenté Lear ?, sa dernière création. Un écrin shakespearien pour une adaptation qui ne convainc qu’à moitié.
Il y a 5 ans seulement, Irina Brook, visiblement au bord du burn-out nous confiait pourquoi elle abandonnait son poste à la direction du Théâtre National de Nice qu’elle a occupé pour un unique mandat. On avait depuis un peu perdu de vue la metteuse en scène franco-britannique. Elle s’était certainement mise en retrait et la mort de son père en 2022 est passée par là. Cette globe-trotteuse qui a le nomadisme collé à la peau était aussi partie sous d’autres cieux, présenter par exemple en avril La Rondine de Puccini à la Scala de Milan. Mais aussi, discrètement, du côté de Condette, à deux pas de Calais, de Boulogne sur mer, du littoral qui, par-dessus la Manche, regarde le Royaume Uni droit dans des les yeux, pour entamer un compagnonnage avec un lieu qui lui va si bien, le château d’Hardelot, Centre Culturel de l’Entente Cordiale.
Car si nous ne sommes plus en guerre depuis plus de 100 ans avec l’ennemi héréditaire, le perfide Albion d’Azincourt et de Trafalgar, on le doit également à ce traité d’entente cordiale signé en 1904 entre les deux pays si longtemps ennemis. Le château d’Hardelot, érigé au XIIIème siècle, était alors devenu une demeure victorienne. Réhabilité par un anglais, John Robinson Whitley, qui en profita ensuite pour fonder la station balnéaire d’Hardelot Plage, rivale du Touquet-Paris-Plage. Bien avant qu’en 2009, le département ne démarre des travaux de réhabilitation qui s’appuient sur les anciennes fondations du château-fort d’origine. Pour que, désormais, dans un paysage de verdure, de marais, de forêts vallonnées au-dessus desquelles les nuages passent à toute vitesse, encore poussés par le vent du bord de mer, s’élève ce Centre Culturel de l’Entente Cordiale. Un site culturel et touristique entièrement financé par le conseil départemental du Pas-de-Calais, qui carbure toute l’année durant aux concerts, pièces et autres ateliers artistiques qui nouent entre elles les cultures des deux côtés de la Manche.
On y a même inauguré en 2016 un superbe théâtre en bois, sur le modèle du Glob théâtre londonien, tout en rond, à ceci près qu’il est entièrement fermé et que la fosse où s’entassaient les spectateurs des couches populaires, au contact de la scène, est ici occupée par des sièges. Nulle surprise qu’Irina Brook, biberonnée toute son enfance à Shakespeare, et metteuse en scène qui l’a souvent revisité, y ait posé ses valises pour un compagnonnage de trois ans, tant le paysage alentour respire l’univers du plus célèbre des dramaturges occidentaux. Au soir de la représentation, comme le jour n’était pas encore complètement tombé, dans le crépuscule, la clarté d’une nuit de pleine lune baignée de la vapeur des nuages blanchissait la campagne de son atmosphère fantastique au milieu d’un concert de coassements. Prêt à voir éclore les merveilles d’une forêt légendaire comme à affronter les tempêtes qui peuvent renverser les rois, le château d’Hardelot est véritablement un lieu à part.
Suivant la gymnastique corporelle que pratiquent régulièrement les personnages de son Lear ? – j’inspire/shakespeare entonnent-ils en ouvrant et fermant leur cage thoracique – on peut dire qu’Irina Brook elle aussi respire l’auteur anglais. Elle a déjà adapté Tout est bien qui finit bien, La Tempête, Le songe d’une nuit d’été ou Roméo et Juliette dans des versions qui s’écartent volontiers des textes d’origine. Et elle adapte cette fois l’histoire du monarque qui, au moment de répartir son héritage, bannit sa fille préférée, Cordelia, parce qu’elle ne sait pas lui dire son amour, quand ses deux sœurs jouent à merveille la musique des flatteries mondaines. Un texte en guise de prétexte encore une fois puisque, dans Lear ?, c’est l’interprète censé jouer le roi finissant,interprété par l’ irrésistible clown Geoffrey Carrey, qui débarque en fait dans une maison de retraite pour comédiens et embarque tout le monde dans sa folie pour jouer avec lui l’histoire de son personnage. Des passages mêlés de divers textes shakespeariens croisent ainsi dans ce spectacle le résultat des improvisations au plateau menées par le troupe de 9 interprètes qui jouent le personnel et les pensionnaires de cet improbable Ehpad.
Le résultat est inégal. Faute de ressort dramatique assez puissant et de situations suffisamment claires et définies, on se perd et la comédie piquante ne parvient que par moments à faire rire. D’Irina Brook, on retrouve cette volonté de mêler la puissance existentielle de l’auteur anglais et son accessibilité immédiate, son côté populaire et éternellement contemporain. Cependant, l’hommage s’emmêle, l’action ne progresse pas plus que le propos ne s’approfondit, et Lear ? enchaîne les scènes comme une série de sketches menés avec énergie, tantôt réussis, tantôt plus laborieux. Tandis que dehors le vent souffle, la brume se lève et les grenouilles invisibles coassent toujours plus fort à la recherche d’un partenaire. L’esprit de Shakespeare est bien là.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
LEAR ?
d’après Le Roi Lear de William Shakespeare
ADAPTATION FRANÇOIS-VICTOR HUGO, IRINA BROOK, TESS TRACY
MISE EN SCÈNE IRINA BROOK
COLLABORATION ARTISTIQUE TESS TRACY
AVEC GEOFFREY CAREY, KEVIN FERDJANI, MARJORY GESBERT, EMMANUEL GUILLAUME, MAÏA JEMMETT, IRÈNE REVA, AUGUSTIN RUHABURA, MAXIMILIEN SEWERYN
PLATEAU, ACCESSOIRES, CONSTRUCTION JAMIE DE’ATH
RÉGIE GÉNÉRALE MATHIEU UNISSART
COSTUMIÈRE ANGÉLIQUE LEGRAND
Production Dream New World – Cie Irina Brook – Coproduction Le Château d’Hardelot, Centre culturel de l’Entente cordiale, Département du Pas-de-Calais – Réalisé avec l’aide du ministère de la Culture
La compagnie Dream New World – Cie Irina Brook bénéficie du soutien du ministère de la Culture / direction régionale des affaires culturelles Hauts-de-France, au titre de l’aide aux compagnies conventionnées.Durée : 2h0
Théâtre élisabéthain d’Hardelot
11, 17 et 18 mai 2024
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