Le jeune auteur et metteur en scène explore, au long d’un cheminement politiquement foisonnant, mais théâtralement inégal, les fractures et les espoirs d’un monde finissant.
Difficile de ne pas voir dans le titre de la nouvelle création de Guillaume Cayet, Le temps des fins, une double référence : la première, évidente, sous forme de renversement biblique, à la fameuse « fin des temps » ; et la seconde, sans doute plus confidentielle, mais néanmoins pertinente, au texte de Günther Anders, Le Temps de la fin. Dans ce texte, écrit au début des années 1960 et extrait de La Menace nucléaire : Considérations radicales sur l’âge atomique, le philosophe d’origine allemande, élève d’Heidegger, critique de la technique et profondément marqué par la Shoah et Hiroshima, assure que « les citoyens du monde » sont « définitivement dans le temps de la fin », avant de poursuivre : « ‘Dans le temps de la fin’ signifie : dans cette époque où nous pouvons chaque jour provoquer la fin du monde. ‘Définitivement’ signifie que le temps qu’il nous reste est pour toujours le temps de la fin : il ne peut plus être relayé par un autre temps mais seulement par la fin. » Plus de six décennies après lui, alors que la menace d’une guerre nucléaire semble, sans avoir été totalement annihilée, supplantée par la crise climatique, l’auteur et metteur en scène français se place dans ses pas, au creux de la même charnière, dans cet espace où il n’est plus question de changer d’époque mais où, comme il l’écrit, « des hommes et des femmes sans monde » sont « pris.e.s au piège entre un monde qui tarde à mourir et un autre qui tarde à naître ».
À ceci près que, chez Guillaume Cayet, la fin, comme diffractée, se conjugue au pluriel. Sous sa plume toujours très politique, il est moins question d’autodestruction thermonucléaire ou d’apocalypse biblique que d’une extinction par à-coups, par des bouleversements successifs qui, de proche en proche, impacteraient toutes les facettes de notre monde – économiques, sociales, relationnelles, environnementales – et pourraient générer de nouveaux modes d’action, déclinés à travers trois ramifications dramatiques. À quelques années d’intervalle, toutes sont reliées par un même lieu, par cette forêt que les autorités envisagent d’abattre pour construire un barrage qui servirait à alimenter une nouvelle centrale nucléaire – comme un clin d’oeil à Günther Anders –, et toutes prennent racine dans un même prologue, Le conte de l’Arbre au bois mort, où un homme tente de tromper la mort qui lui est promise « auprès d’un arbre » par un « ermite-devin » en rasant toutes les forêts de la planète. À partir de cette fable écologique, en forme de récit-cadre, se déploient successivement les histoires d’un chasseur qui vit sa dernière partie de chasse au sanglier dans une forêt promise à la destruction, de deux jeunes femmes qui, au coeur d’un bois devenu ZAD, racontent l’utopie qu’elles ont tenté d’y faire germer et résistent à l’évacuation programmée par les forces de l’ordre, et enfin d’une famille qui, face à l’arrivée de la tempête Gloria, annoncée comme dévastatrice, se réfugie dans le survivalisme, dans le millénarisme ou dans la lutte écologiste radicale.
Autonomes, malgré leur terreau spatial commun, les parties de ce triptyque dessinent un cheminement protéiforme, et pour le moins ambitieux, où la résistance féroce du monde ancien se mêle aux tentatives, encore embryonnaires, de construction du monde d’après. Tandis que les différents modes de lutte, individuelle et collective, numérique et zadiste, émergent, la réaction de l’ancien monde, motivée par des intérêts économiques, des habitudes culturelles, et rendue possible par l’exercice de la violence d’État, n’en finit plus de vouloir les éteindre, quitte à provoquer un dangereux désastre, comme si, à l’image de l’homme du Conte de l’Arbre au bois mort, il n’avait pas conscience du caractère inéluctable de sa fin. Intellectuellement tenue, en dépit des quelques lieux communs qu’elle véhicule et de l’aspect un peu superficiel du traitement de certaines thématiques, politiquement foisonnante dans sa façon de vouloir décrire la déréliction de nos sociétés, et des individus qui les composent, la trajectoire construite par Guillaume Cayet se double d’un glissement littéraire qui, pas à pas, abandonne les accents quasi fantastiques du conte – à la manière du Règne animal de Thomas Cailley – pour plonger vers toujours plus de réalisme – et rejoindre les frontières de la série The Leftovers de Damon Lindelof.
Séduisante sur le papier, et à la lecture, cette composition se double d’une évolution de la forme d’écriture, du récit monologué de la première partie au théâtre dialogué de la troisième, en passant par un monologue entrecoupé de quelques rares dialogues dans la seconde, qui ne réussit malheureusement pas toujours à transformer l’essai sur les planches. Si la plume de l’auteur se montre capable de certaines fulgurances, si le dernier récit, porté par une architecture plus traditionnelle, parvient à faire mouche, les deux histoires qui le précèdent peinent souvent à nous parvenir, handicapées par un style trop romanesque, parfois ampoulé et bavard, qui leste le jeu et complique la tâche des comédiennes et du comédien. D’autant que, en matière de mise en scène, Guillaume Cayet déploie, sous ses airs économes, une grosse Bertha qui tend à écraser ces deux mêmes récits au lieu de les soutenir. Restaurant physiquement le quatrième mur avec un voile qui lui permet de manier la vidéo, il concourt à mettre la parole de ses actrices et de son acteur sous cloche, à l’isoler, et rend leur mission encore plus ardue en ayant recours à une musique qui, plutôt que de transcender leur voix, vient la parasiter. Reste alors l’ultime étape, la plus réussie de ce Temps des fins, où, dans un mode d’adresse théâtrale plus simple, Marie-Sohna Condé, Mathilde Weil et Vincent Dissez, enfin réunis, peuvent faire montre de leur talent et explorer les fractures et les espoirs qui façonnent leurs personnages, comme ils nous traversent nous-mêmes.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le temps des fins
Texte et mise en scène Guillaume Cayet
Avec Marie-Sohna Condé, Vincent Dissez, Mathilde Weil et la participation d’Achille Reggiani
Scénographie Cécile Léna
Lumière Kevin Briard
Création musicale et sonore Antoine Briot
Vidéo Julien Saez
Costumes Patricia De Petiville, Cécile Léna
Création masques Judith Dubois
Collaboration artistique Julia Vidit
Musique originale Anne Paceo
Avec les voix de Cynthia Abraham, Laura Cahen, Paul Ferroussier, Celia Kameni, Florent Mateo, Anne Paceo, Isabel Sörling
Avec le choeur composé de Marie Chevreton, Brigitte Gandon, Magali Revol, Marie Gil Moreno, Selva Leon, Anne Lauriol, Jade Milcent, Cannelle Prat-Hardy, Annick Chabanol, Amélie Leclerc, Emmanuel Ades, Max Gareyte
Avec la participation de Jazz Action Valence et Paul Ferroussier
Régie générale et lumière Charles Rey en alternance avec Samuel Kleinmann-Lebourges
Régie son Antoine Briot en alternance avec Nicolas Perreau
Régie générale et plateau Salomé Laloux-Bard
Figurant.e.s tournage Sylvie Brunet, Nicolette Chazalet, Mélisse Codorniu, Bruno Darribère, Jacques François, Lilou Guinet-Marie-Dit-Moisson, Benjamin Lacave, Diego Lafaye, Barbara Leroy, Mélissa Leroux, Emmanuel Linée, Pauline Perochon, Robin Perochon, Mireille Pizette, Julie Pradera, Youcef Retif, Maeva Zwirn
Régie générale tournage Djamel Djerboua
Conseiller littéraire Jean-Paul Engélibert
Équipe artistique pour la version LSF Anthony Guyon, Lisa Martin, Géraldine Berger de la Compagnie ON OFFLe texte est publié aux Éditions Théâtrales (2024).
Production La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche ; Compagnie Le désordre des choses
Production déléguée La Comédie de Valence; Centre dramatique national Drôme-Ardèche
Coproduction Théâtre Ouvert, Centre National des Dramaturgies Contemporaines ; Théâtre de la Manufacture – CDN Nancy Lorraine ; Théâtre de la Cité internationale ; Scène nationale de l’Essonne ; Espace 1789 – Saint-Ouen ; ACB – Scène nationale Bar-Le-Duc ; Lieux Culturels pluridisciplinaires de la ville de Lille ; Centre culturel de La Ricamarie
Avec la participation artistique du Jeune théâtre nationalLe désordre des choses est une compagnie conventionnée avec la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes. Elle reçoit le soutien de la région Auvergne-Rhône-Alpes et du département du Puy-de-Dôme.
Guillaume Cayet est membre de l’Ensemble artistique de La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche et artiste associé au Théâtre de la Manufacture – CDN Nancy-Lorraine. La compagnie Le désordre des choses / Guillaume Cayet est soutenue par le Département de la Seine-Saint-Denis dans le cadre de la résidence artistique à l’Espace 1789 de Saint-Ouen.Durée : 2h35
Vu en mai 2024 à la La Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche
Théâtre Ouvert, Centre National des Dramaturgies Contemporaines, Paris
du 7 au 19 octobreThéâtre du Point du Jour, Lyon
les 13 et 14 novembreThéâtre de la Manufacture, CDN Nancy-Lorraine
du 3 au 6 décembreACB Scène nationale Bar-Le-Duc
le 10 décembreCentre Culturel La Ricamarie
le 24 janvier 2025Théâtre des Îlets, CDN de Montluçon
les 29 et 30 janvierAgora-Desnos, Scène nationale de l’Essonne, Évry-Courcouronnes
les 11 et 12 févrierEspace 1789, Saint-Ouen
le 4 avrilThéâtre de la Cité internationale, Paris
du 12 au 17 mai
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