Avec Die Brieffreundschaft (la correspondance), la compagnie Markus&Markus articule fables et propos documentaire. En travaillant les correspondances entre des récits intimes et nos représentations symboliques de la violence, l’équipe dépasse le recueil de témoignages pour interpeller sur le système carcéral.
Pour son temps fort de début de printemps, le théâtre du Maillon déplie une programmation thématique autour des Langues vivantes. Et si cette expression est naturellement ce qui rassemble toutes les propositions artistiques de ce temps fort, son sous-titre « (d)écrire le monde » résonne avec une acuité particulière avec le travail de Markus&Markus. Car avec son nouveau spectacle, le collectif réunissant les quatre artistes allemands Markus Schäfer, Markus Schmans, Lara-Joy Bues et Katarina Eckold (tous quatre s’étant rencontrés durant leurs études) prolonge son travail de théâtre documentaire en intégrant à son écriture … des relations épistolaires.
Intitulé Die Brieffreundschaft (la correspondance), cette création met l’écrit, l’échange et les correspondances (entre histoires, histoire et forme) en son centre. Comme le duo de comédiens Markus l’explicitent dans l’une des premières scènes, c’est lors de l’une des rencontres réalisée à l’occasion de leur précédent spectacle que le principe de « la correspondance » s’origine (l’on relève au passage le mode d’écriture de l’équipe suivant le mode du trois-petits-chats ou « dorica castra », structure reliant chaque spectacle au précédent et au suivant). Un couple les avait, en effet, interpellés sur la situation des personnes emprisonnées à perpétuité – notamment aux États-Unis où ces condamnations ont connu une augmentation exponentielle dans les dernières décennies et où les remises de peine sont plus que rares.
Voilà comment le quatuor s’est retrouvé – par l’entremise d’un site Internet mettant en relation des prisonniers avec qui souhaiterait leur écrire – à développer des relations épistolaires avec quatre femmes, incarcérées aux quatre coins des États-Unis. Le spectacle rend, ainsi, compte autant de sa genèse que de la rencontre avec des personnes, intégrant dans son dispositif des éléments propres aux protagonistes. L’on retrouve ce qui fonde le travail de cette équipe rompue au théâtre documentaire et qui caractérisait Ibsen Gespenster (spectacle joué en 2015 lors du festival Premières) : une façon de faire théâtre sans spectacularisation outrancière et en articulant au récit de l’élaboration du spectacle la réflexion que ledit récit suscite chez l’équipe. Une manière, également, de convoquer de modestes et efficaces artifices scéniques dont la pertinence dramaturgique se révèle au gré de la représentation.
Lors de l’entrée en salle, un homme portant une tête de pigeon (voyageur) et un sac à l’effigie de la poste allemande accueille le public. À jardin se devine des objets dissimulés sous des draps blancs et ceinturés de rubalises de police américaine (ces fameuses bandes signalant les scènes de meurtre), tandis que l’essentiel de la scène est occupée par des structures de métal délimitant ce qu’on imagine être les différentes cellules occupées par les quatre femmes emprisonnées. C’est majoritairement dans ces espaces que les deux Markus vont jouer. Après une ouverture sur une fable, un bref conte reliant théâtre et prisonniers et qui rappelle que la question de l’évaluation d’une peine est bien toujours affaire de perception intime, l’ensemble tresse les lettres échangées entre les allemands et les américaines. Au fil de celles-ci, ce ne sont pas les grandes figures tragiques féminines ayant nourri le théâtre occidental que l’on découvre – et que le duo a pris soin initialement de lister, de Penthésilée à Judith, de Médée à Salomé, de Lady Macbeth à Margarete ou Gretchen (personnage du Faust de Goethe).
En rappelant le goût du théâtre pour ces histoires tragiques, pour ces personnages d’héroïnes aux destins dramatiques, le spectacle y oppose d’autres. Des femmes qui, au-delà de la focalisation sur les meurtres qu’elles ont commis, sont condamnées pour le restant de leur jour à une vie diminuée. Des femmes avec des goûts, des sensibilités, des personnalités propres et qui défendent la possibilité d’une vie tenable, même emprisonnées. De Maureen à Amber, et d’April à Lisa-Jo, il y a celle qui s’intéresse à la nature et aux plantes, celle qui peint, celle qui lit beaucoup, qui a le goût de l’écriture, etc. A la lecture des lettres, où les amitiés qui se nouent sont perceptibles, s’adjoint des séquences pouvant renvoyer à l’histoire de la justice, renseigner sur le meurtre commis par chacune, ou aborder par la bande et via un propos plus métaphorique les questions éthiques comme politiques posées par la prison. La reconstitution de l’histoire du spectacle ouvre alors par la mise à distance à des réflexions nécessaires sur la justice, ses travers, ses limites, parfois, aussi, ses impensés.
Surtout, tout cela se déploie sans jamais instrumentaliser ces quatre femmes et leur parole. Présentes sur scène (et introduites dès le début) par les deux Markus qui nous détaillent l’objet qui symbolise chacune d’elles, Maureen, Amber, April et Lisa-Jo sont également « là » par des musiques, des tableaux, des vidéos, des intentions de mise en scène et des articulations dramaturgiques. Et si les choix musicaux – quoique justifiés – tendent à atténuer et un brin pasteuriser l’ensemble ; si la séquence de reenactment des meurtres comme des autres mises à mort symboliques ou réelles (de ces violences qui caractérisent notre société) est par trop naïve ; Die Brieffreundschaft transmet avec intelligence, sincérité, un brin de malice et une belle pudeur des récits de vie. L’approche de ces vies invisibilisées et défendant leur dignité révèle progressivement les résonances – correspondances – à l’œuvre entre fiction et réel, et nous interpelle sur la philosophie qui fonde tout système carcéral.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Die Brieffreundschaft
Conception et mise en scène : Markus&Markus Theaterkollektiv
Lara-Joy Bues, Katarina Eckold, Markus Schäfer, Markus Schmans
Avec Markus Schmans et Markus Schäfer
Scénographie, costumes : CassidyAndTheKid
Création lumières : Anahí Pérez
Voix : Marie Jordan, Ronja Losert, Laura Naumann
Dessins : Rosanna Merklin
Vidéo : Katarina Eckold
Remerciements : Amber, April, Lisa-Jo, Maureen, Milishia
Traduction, surtitrage : Uli MenkeProduction : Markus&Markus Theaterkollektiv (Lara-Joy Bues, Katarina Eckold, Markus Schäfer, Markus Schmans)
Coproduction : LOT-Theater, Braunschweig / Pavillon Hannover / Sophiensæle, Berlin / ROXY Birsfelden / Theater Rampe, Stuttgart / LICHTHOF Theater, Hambourg
Subventions : Fonds Darstellende Künste / Niedersächsisches Ministerium für Wissenschaft und Kultur / Stiftung Niedersachsen / Der Regierender Bürgermeister von Berlin – Senatskanzlei – Kulturelle Angelegenheiten / Friedrich Weinhagen Stiftung, Hildesheim.Le Maillon – Théâtre de Strasbourg
Première française
du 21 au 23 mars 2024
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