Armée d’un envoûtant dispositif scénographique immersif, la jeune metteuse en scène fracture le prétendu hermétisme de la poétique valéryenne pour atteindre, et faire vibrer, son cœur sensible.
Valéry, donc. Pour Julie Delille et sa compagnie du Théâtre des trois Parques, dont le nom fait immédiatement référence à l’une des plus célèbres oeuvres du poète français, s’emparer de la poétique valéryenne avait, sur le papier, tout d’une gageure, tant elle est synonyme dans l’imaginaire collectif d’une littérature complexe, inaccessible, voire hermétique. À l’image de son personnage Monsieur Teste, l’écrivain est un monstre de cérébralité, un auteur dont, comme il l’écrit Tel quel, « l’exigence est la ressource », un homme de lettres qui porte le formalisme en étendard, qui en a fait, au fil de ses écrits et de ses réflexions, un levier pour accéder à la beauté, mais aussi à soi-même, qui, dans Histoires brisées, cloue au pilori cette « poésie qui se prostitue aux têtes les plus faciles ». Pénétrer dans son oeuvre, dans Charmes autant que dans La Jeune Parque, dans Album de vers anciens autant que dans Corona et Coronilla, c’est accepté de s’aventurer dans un labyrinthe où chacune et chacun doit trouver, et même tracer, sa propre voie, au contact d’une langue bercée par un immense flot de connaissances. Inviter cet univers sur un plateau de théâtre pouvait dès lors passer pour un périlleux et cuistre exercice de style. Et pourtant, Julie Delille s’y attelle, et fait à peu près tout l’inverse, en prouvant, grâce à un fin travail dramaturgique, que la poétique valéryenne peut, aussi, être le berceau d’une intense sensibilité.
Son projet, Le Métier du Temps, la jeune metteuse en scène, désormais directrice du Théâtre du Peuple de Bussang, ne le conçoit d’ailleurs pas comme une simple suite de spectacles, mais bien comme un « parcours » qui permet aux spectatrices et aux spectateurs « d’entrer en contact avec la pensée valéryenne », et de s’acclimater à elle. Son adaptation de La Jeune Parque, concoctée avec la dramaturge Alix Fournier-Pittaluga, constitue alors le point d’orgue d’une entreprise beaucoup plus vaste qui, au-delà de La Très Jeune Parque, imaginé à l’adresse du jeune public, s’inscrit pleinement dans le lieu d’accueil. Au Théâtre Nanterre-Amandiers où, en ce printemps 2024, elle ont pris leurs quartiers, Julie Delille et Alix Fournier-Pittaluga ont mis les jeunes comédiennes et comédiens de La Belle Troupe à contribution, et ont notamment demandé, au soir de la première, à Raphaëlle de la Bouillerie et Elise de Gaudemaris d’orchestrer une « traversée », une « exploration sensorielle et émotionnelle de la chose vivante », en guise de préambule à La Jeune Parque. À travers ce court pas de deux, pointent déjà les lignes de force du travail de la metteuse en scène : il ne s’agit pas pour elle de faire ronfler la préciosité de la poétique de Valéry, de rendre rutilante ses facettes étincelantes, mais bien de se l’approprier et de la donner à ressentir. Aux commandes de cette langue où chaque mot est intensément soupesé, où chaque association est méticuleusement travaillée, où aucune combinaison n’est le fruit du hasard, les comédiennes s’imposent comme des passeuses qui, au lieu de se prosterner au pied d’un monument littéraire, jouent avec lui, avec un brin de facétie, et révèlent la sensibilité du poète, et de l’homme derrière lui.
Ainsi mis en condition, au contact de l’esprit de Valéry, le public peut alors plus aisément pénétrer dans La Jeune Parque. Débarrassé de toute affaire personnelle, y compris de ses chaussures, chacune et chacun est invité à pénétrer dans un antre qui, d’emblée, ressemble à une grotte maritime. Installé au coeur de cette scénographie immersive, sur un sol recouvert d’un tissu et d’une fine couche de sable qui rend l’assise confortable, chaque spectatrice et spectateur peut prendre place où il le souhaite, et le regard ne tarde pas à être attiré par un petit amas blanc sous lequel se devine la silhouette d’une femme en plein sommeil. Bientôt, en-dessous d’un ciel blanc qui, en se gonflant et en se dégonflant, semble avoir sa dynamique propre, les premiers des 512 vers de La Jeune Parque surgissent dans un murmure : « Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure / Seule, avec diamants extrêmes ?.. Mais qui pleure, / Si proche de moi-même au moment de pleurer ? ». À la manière des trois déesses qui filent, dévident et coupent le fil des vies humaines, la comédienne sans visage se met alors à tisser le fil de la poétique valéryenne, celle qui, vers après vers, alexandrin après alexandrin, forme peu à peu la toile du poète. Recouverte d’un drap blanc, cette jeune parque, dont l’identité reste volontairement inconnue, a évidemment l’allure d’un spectre venu du fond des âges, mais incarne aussi le mystère et l’universalité propres aux figures mythologiques, dont elle se nourrit pour gravir, avec une remarquable aisance, la montagne littéraire.
Face à elle, le public se retrouve immergé dans une bulle hors du temps et des modes de l’époque, au plus près de la langue de Valéry, au contact direct de sa poésie. Avec elle, se crée alors une intimité aussi troublante qu’émouvante, fondée sur la proximité entretenue avec celle qui la tisse. Progressivement, on se surprend à voir les digues de l’hermétisme valéryen céder, à avoir pleinement accès à cette sensibilité que, parfois, les moins éclairés refusent au travail du poète. Évidemment, il serait malhonnête de dire, pour peu que cela soit souhaitable, que tout se livre immédiatement, que tout s’éclaire instantanément, que La Jeune Parque devient limpide comme de l’eau de roche, mais, grâce à l’attention qu’elle porte aux mouvements de la langue, à sa musicalité, aux flux et aux reflux de la poétique valéryenne, Julie Delille trace malgré tout une solide voie d’accès. Portée par l’élégant imaginaire scénographique de la toujours aussi talentueuse Clémence Delille, auquel se combinent les subtiles créations lumière et musicale d’Elsa Revol et Julien Lepreux, cette traversée se pare d’une envoûtante organicité et offre à la poésie de Valéry, avec l’exigence qui convient, l’aspect d’un corps vivant irrigué par un coeur vibrant.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Métier du Temps – La Jeune Parque
Texte Paul Valéry
Conception, mise en scène Julie Delille
Dramaturgie Alix Fournier-Pittaluga
Scénographie et costumes Clémence Delille
Création lumière Elsa Revol
Création musicale Julien Lepreux
Assistanat mise en scène Gwenaëlle Martin
Régie générale et plateau Yvan Bernardet
Régie son et lumière Corentin Guiblin
Couturière Fanette BernaerProduction Théâtre des trois Parques
Coproduction Maisondelaculture – Scène nationale – Centre de création de Bourges ; Gallia Théâtre-Cinéma de Saintes – Scène conventionnée d’intérêt national Art et Création ; La Halle aux Grains – Scène nationale de Blois ; Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN
Avec le soutien du Théâtre de la Passerelle – Scène nationale de Gap, du Théâtre de l’Union – Centre dramatique national du Limousin, de l’Abbaye de Noirlac – Centre culturel de rencontre
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre NationalDurée : 1h10
Théâtre Nanterre-Amandiers
du 30 mars au 7 avril 2024La Halle aux Grains, Scène nationale de Blois
du 22 au 26 avril 2025
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