Au Théâtre National de Strasbourg, première française de Princess Issatu Hassan Bangura, artiste néerlandaise venue de Sierra Leone. Avec Great Apes of the West Coast, elle traite des questions d’origine et d’identité dans une tonalité inédite et rafraîchissante.
Après une programmation de première partie de saison établie avec Stanislas Nordey, l’ancien directeur du TNS, sa successeure, Caroline Guiela N’Guyen prend maintenant la main. Et tandis que Sans Tambour de Samuel Achache résonne dans la grande salle Koltès au rez-de-chaussée, c’est Princess Issatu Hassan Bangura, une jeune artiste néerlandaise de 27 ans, qui fait entendre la voix des Grands Singes de la Côte Ouest (Great Apes of the West Coast ) dans la souterraine salle Gignoux. Caroline Guiela N’Guyen souhaite faire entrer au théâtre des visages nouveaux, des paroles et des langues qu’on y entend peu. Son propre travail – elle créera Lacrima à la mi-mai – y contribue et, maintenant, sa programmation aussi. Il ne s’agit pas bien évidemment de faire un théâtre à son image mais de donner au TNS des inflexions signifiantes. Parce qu’il est l’œuvre d’une artiste venue de Sierra Leone aux Pays-Bas à 13 ans, qui endosse avec joie l’héritage de ses ancêtres tout en mettant cul par dessus tête la question des origines, la performance de Princess Issatu Hassan Bangura fait ainsi entendre un son de cloche à la nouveauté réjouissante.
C’est d’ailleurs par un grand FUUUCCCCKKKK que la jeune femme entame son spectacle d’une heure. Immédiatement le ton est donné : combatif et malicieux, le juron vite rendu à sa matière chantante est envoyée sans colère à ceux qui lui demandent sans cesse depuis qu’elle est arrivée aux Pays-Bas : « Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Quelle est ton histoire ? ». Le problème n’étant pas de chercher à savoir qui est l’autre, mais de chercher, involontairement peut-être, à lui assigner une identité. « Je pense donc je suis ». Descartes avait trouvé refuge du côté du pays où vit maintenant Princess Issatu Hassan Bangura. Elle se moque avec élégance du paradigme un tantinet égocentrique que le philosophe a fait naître dans la pensée occidentale, et mâchouille en s’en délectant des saveurs du « self » (soi-même en anglais) qui hante exagérément nos réflexions. Elle lui opposera plus loin la matière tellement plus fluide, mélangée et en mouvement d’un « Je suis parce que nous sommes » porté par sa culture d’origine, qui pose bien autrement la question de l’identité.
Puisque d’origines il s’agit, sur un rectangle de sable, devant une hutte traditionnelle, éclairée en vert, sur laquelle se dessinent les ombres des branches de palmiers, Princess Issatu Hassan Bangura philosophe. Chante des fuck et raconte sa vie. Ne recule pas devant les images d’Epinal d’une vision occidentale traditionnelle de l’Afrique. Danse, revêt des costumes et masques d’une grande beauté. Déroule ainsi quelques clichés en mode exposition coloniale, sans la moindre ironie. Comme avec le titre de son spectacle, l’artiste prend le pari de déborder les fondements du racisme sans rejeter les clichés qui peuvent l’alimenter. De les dépasser plutôt. De faire autrement, comme si l’on était déjà dans l’après, qu’ils étaient dépassés. Endosse ainsi avec joie et sans culpabilité l’héritage culturel polymorphe qui la nourrit et fonde son identité. Comédienne formidable, puissante et vivante, portée par une mise en jeu qui varie sans cesse les registres, les voix microtées ou non, Princess Hissatu Hassan Bangura fait ainsi du neuf avec du simple et porte sur scène un véritable souffle d’air frais dans un puzzle spectaculaire plein de liberté, politique et artistique.
Et comme sa langue est poétique ! Travaillé par le krio, dialecte sierra léonais qui le transforme dans les sonorités des langues du pays, l’anglais qu’elle mâche et recrache, dont elle se délecte visiblement, lui sert à raconter la guerre civile, la fuite à l’intérieur du pays ou une photo d’elle devant la mer, entourée de ses parents qui disparaissent, qui sur le papier se dissolvent devant nos yeux. Tout est concret chez Princess Issatu Hassan Bangura. Ses mots, son corps dansant, chantant, rampant, sa pensée conceptuelle et ses récits émouvants, les images qu’elle construit et celles qu’elle projette. Quand sortant à peine de l’enfance, et de l’école primaire, elle reçoit des cadeaux lors d’une grande fête, c’est ce chaos dit-elle, ce chaos dont elle est née, qui seul peut la raconter.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Great Apes of the West Coast
Conception, texte, mise en scène et interprétation
Princess Isatu Hassan Bangura
Dramaturgie
Giacomo Bisordi
Composition musicale
Edis Pajazetovic
Lumière
Sander Michiels
Costumes
Tricia Mokosi
Febe Callebaut
Coach performance
Peter Seynaeve
Coach danse
Reintje Callebaut
Surtitres
Liesbeth StandaertDurée : 1h
Théâtre national de Strasbourg
Du 7 au 14 février 2024
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