Avec six créations, la 14ème édition de la biennale Odyssées en Yvelines du CDN de Sartrouville affirme une identité très pluridisciplinaire avec une dominante : une relation forte au réel. Ce qui pose de riches questions quant aux objectifs et aux possibles de la création à destination de l’enfance et de la jeunesse.
Soutenu par le Département des Yvelines, le festival (23 janvier – 23 mars 2024) se déplace dans les écoles et collèges, dans les bibliothèques et médiathèques, les centres sociaux ou encore dans des salles communales. Le festival est un modèle unique de création pour le jeune public avec un système de commandes de formats courts. Il n’a pas d’équivalent en France et permet aussi de faire le point sur les enjeux de la création pour le jeune public lors de Cité-Odyssées lors de rencontres profesionnelles symboliquement menées par Dominique Berody, qui en tant qu’ancien membre de l’équipe du CDN de Satrouville a traversé de nombreuses Odyssées. Cette année, la discussion a porté sur les questions posées par « l’irruption du réel sur les scènes de théâtre » en matière de jeune public. Les créations de la biennale parlent en effet à ces jeunes destinataires du monde tel qu’il va aujourd’hui, pas franchement bien, dans des formes qui osent pour beaucoup la complexité.
Odyssées ne rime pas avec frilosité
Cette table ronde sur le réel, nous confie Adbelwaheb Sefsaf, directeur du CDN de Satrouville entre deux spectacles, a été imaginée au dernier moment, en réponse à une certaine inquiétude ressentie par l’équipe du CDN à l’approche du festival. Elle naît du retrait de trois lieux d’accueil – une très petite minorité au regard de toutes les structures engagées (elles étaient 66 en 2022, réparties dans 44 communes des Yvelines) suite à la lettre que leur a adressée l’une des artistes invitées, l’autrice et metteure en scène Anaïs Allais Benbouali, les informant du sujet de sa création Esquif (à fleur d’eau) : les exils contraints et les naufrages qu’ils provoquent, engendrant à leur tour des sauvetages. « J’ai échangé avec des membres de SOS Méditerranée tout au long de l’écriture de ce texte qui porte sur la situation en Méditerranée centrale et les missions de sauvetage menées par l’association. Ils m’ont mis en garde quant à la possibilité que des personnes ayant vécu la traversée, ou dont les parents ont vécu la traversée, soient remuées par le fait d’y être confrontées le temps d’une représentation », expliquait notamment l’artiste.
Le cas Esquif est loin de constituer une première en matière de frictions dans les rapports au sein d’Odyssées entre l’artistique d’un côté et de l’autre les partenaires institutionnels, financiers ou encore éducatifs. Leur fréquence toutefois s’intensifie, du fait entre autres de l’urgence particulière que manifestent les artistes à partager avec le jeune public leurs regards inquiets sur le présent. Cette édition d’Odyssées en a témoigné avec force, soulevant des sujets tels que l’exil, le racisme ou encore le consentement. Chacune à sa manière, les propositions du festival portent la revendication d’une totale liberté de création face aux possibles frilosités ou résistances qu’ont toujours plus à redouter artistes et équipe du théâtre dans un contexte social et politique tendu.
L’exil entre réel et fiction
Non sans lien avec l’univers artistique d’Abdelwaheb Sefsaf, qui aime à mêler théâtre et musique pour explorer entre autres choses le passé colonial et ses traces dans les sociétés actuelles, l’exil est au cœur des Odyssées de l’année. Sur les six créations au programme, deux sont consacrées à ce thème : celle d’Anaïs Allais Benbouali et Cette note au fond de ma gorge de l’écrivain et metteur Fabrice Melquiot. Ces spectacles offrent des approches différentes du sujet, qu’ils abordent en mêlant réel et fiction chacun à sa manière. La plus convaincante et aboutie est celle d’Anaïs Allais Benbouali. En personnifiant la mer alors interprétée par la comédienne Anissa Kaki et le navire humanitaire Océan Viking de SOS Méditerranée (Amandine Dolé), l’artiste parvient à développer un récit où politique et poétique vont naturellement de pair.
En définissant l’enfance comme l’état de celui « qui a déjà tout compris mais qui ne le sait pas », en opposition avec l’adulte qui est « quelqu’un qui ne comprend plus rien mais qui croit tout savoir », Esquif (à fleur de peau) pose les bases d’une adresse singulière au jeune public et du rapport au réel et à l’imaginaire inventé pour lui. Très joliment justifiée par le déplacement que représente pour une mer le fait de venir sur terre et d’employer au lieu de ses vagues et tempêtes habituelles des mots pour dire sa colère envers certains « humains adultes » – « ils me prennent pour un tombeau facile, ils me font passer pour un monstre avaleur de vies alors que ce n’est pas moi qui tue, ce sont les murs frontières –, la légère étrangeté de la langue d’Esquif ressemble à celle des mythes. Elle a beau reposer sur une figure de style, elle n’étouffe jamais les témoignages réels de personnes exilées que rapporte Anaïs Allais Benbouali à travers la bouche de sa mer. Mais elle les rend supportables, elle ouvre un espace de dialogue possible.
L’art compliqué de donner la parole
Alors qu’elle ne convoque pas au plateau des personnes directement concernées par la réalité qu’elle aborde, Anaïs Allais Benbouali parvient mieux à l’approcher que Fabrice Melquiot qui opte pour une distance moindre entre acteurs et personnages. Dans Cette note au fond de ma gorge en effet, l’artiste convoque au plateau Esmatullah Alizadah, jeune musicien hazara originaire d’Afghanistan qui lui a inspiré son spectacle. Il incarne ici un artiste qui lui ressemble fort, mais qui se nomme Aref. Nous n’en saurons hélas pas beaucoup plus de lui que ce prénom et les grandes lignes de son parcours : ses succès artistiques dans son pays, puis son exil en France au moment du retour des Talibans. Car la vraie héroïne du spectacle, c’est celle qui aime Aref qui ne l’aime plus. C’est Bahia, incarnée par Angèle Garnier, impressionnante dans la maîtrise de l’alexandrin et du décasyllabe choisis par Fabrice Melquiot pour exprimer la douleur, le chagrin de l’éconduite. La forme très élaborée de la pièce est l’un de ses problèmes : contraint de s’y inscrire, Esmatullah Alizadah y apparaît écrasé par une logorrhée qu’il ne peut adopter lui-même. Les quelques moments musicaux qui lui sont accordés ne suffisent pas à établir un véritable équilibre ni à éclaircir le propos.
On peine en effet à saisir ce qui tente de se dire à travers les mots de l’amoureuse cherchant à retenir l’exilé, dont la musique est le seul espoir véritable. Désir de critiquer le modèle d’assimilationnisme à la française, ou reproduction inconsciente de ce schéma ? L’ambiguïté perturbe. On préfère se réfugier dans les bras de Malik le magnifique d’Abdelwaheb Sefsaf, où le violoniste Malik Richeux raconte une histoire proche de la sienne sans en être coupé voire dépossédé : celle d’un enfant né sous X dans un bidonville de Nanterre, qui trouve dans le violon de quoi se bâtir une identité. Ce spectacle pâtit toutefois d’une mise en conte du réel dont les grosses ficelles ont tendance à gommer la personnalité du musicien et complice de longue date d’Abdelwaheb Sefsaf. Écouter celui-ci parler de son amitié avec Malik fait regretter son absence au plateau. Sans doute le récit de cette relation aurait-elle eu plus de force que le conte initiatique que Stéphanie Schwartzbrod partage avec le musicien dans une adresse qui se veut trop « jeune public » pour réussir à l’être.
Les relations en question
Le réel s’invite encore à Odyssées avec Love à gogo, de par la double activité théâtrale et sociale de ses créateurs Marion Aeshchlimann et Benjamin Villemagne. Dans la commande que leur a fait le festival, le duo a vu en effet l’occasion de mêler son goût de la création à son savoir acquis dans le cadre d’une formation au Planning familial et du travail d’encadrement de groupes sur les questions de vie affective et sexuelle. Tous les deux décident de parler puberté à travers deux protagonistes bien décalés : un grand « Lapinou » tout sale parce qu’abandonné de longue date par Swan, 14 ans, et la mère de celle-ci, célibataire et fan de MMA. Le jeu clownesque de Benjamin Villemagne, très drôle et convaincant en peluche parlante, rend ludique l’espace de parole qu’il ouvre concernant la découverte de la sexualité, de l’amour, le porno ou encore la notion de consentement. Très frontale dans sa dimension « leçon de choses », cette création pose avec acuité aux adultes d’autres questions qu’aux ados : celle du rôle des spectacles consacrés à la jeunesse face aux failles de l’éducation nationale, en l’occurrence en matière d’éducation sexuelle. Le théâtre peut-il et doit-il chercher à combler ces manques ?
Pour finir, deux spectacles d’Odyssées nous mènent loin de ces passionnantes question, en développant des territoires beaucoup plus imaginaires. Pour les tout-petits, à partir de 4 ans, la metteure en scène Odile Grosset-Grange mêle magie et théâtre pour raconter dans Le Chat sur la photo les enquêtes d’une petite fille et de son doudou. Assez classique dans son traitement du rapport aux parents et de la peur du divorce chez l’enfant, cette pièce peine à se distinguer de ses nombreuses semblables. Au contraire, Attractions de Florence Caillon brille d’autant plus par sa personnalité qu’elle est dans ces Odyssées la seule à ne parier que sur le corps, à faire tout à fait l’économie des mots. À travers un duo de main à main qui confine volontiers à la danse, la metteure en piste confie à de jeunes circassiens le soin d’explorer les bases du langage qu’elle utilise depuis une vingtaine d’années au sein de sa compagnie L’Éolienne. Dans les sauts, les déséquilibre, les chutes et les prouesses de son duo – plusieurs artistes le jouent en alternance –, chacun est libre de lire la fable qu’il veut. Et cette liberté de rêver fait du bien aussi, dans ces très politiques Odyssées.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Festival Odyssées en Yvelines. Du 23 janvier au 23 mars 2024. https://odyssees-yvelines.com/
Les pièces Malik le magnifique et Le chat sur la photo se jouent aussi au Lavoir Moderne Parisien (Paris 18ème) dans le cadre du festival Le Lavoir en famille, du 30 mars au 14 avril 2024. https://lavoirmoderneparisien.com/
Le Chat sur la photo
texte Antonio Carmona, mise en scène Odile Grosset-Grange
Magie Théâtre | dès 4 ans | durée 35 minEsquif (à fleur d’eau)
texte et mise en scène Anaïs Allais Benbouali
Musique Théâtre | dès 8 ans | durée 45 min
Jours et horaires à retrouverCette note qui commence au fond de ma gorge
texte et mise en scène Fabrice Melquiot
Musique Théâtre | dès 9 ans | durée 45 minAttractions
conception, mise en piste et acro-chorégraphie Florence Caillon
Cirque chorégraphié | dès 6 ans | durée 40 minMalik le Magnifik
texte et mise en scène Abdelwaheb Sefsaf
Théâtre musical | dès 8 ans | durée 45 minLove à gogo !
conception et mise en scène Marion Aeshchlimann, Benjamin Villemagne
Théâtre | dès 13 ans | durée 40 min + rencontre
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