Avec Le Repas des gens, François Cervantes donne à voir plus clairement que jamais la démarche qui l’anime depuis des décennies : faire du théâtre pour ceux qui n’y vont pas. Avec Catherine Germain et Julien Cottereau en invités de marque, son dîner aux allures de manifeste rend hommage à la capacité de l’art théâtral à convoquer l’ailleurs.
Les rencontres, pour François Cervantes, sont un puissant moteur de théâtre. L’une des premières, l’année de la création de sa compagnie L’Entreprise en 1986, est celle qu’il fait avec la comédienne Catherine Germain. Fondatrice, elle inaugure un travail sur le jeu de l’acteur qui les porte longtemps tous les deux vers le clown et le masque. Naît alors personnage d’Arletti, qu’ils créent ensemble et que Catherine incarne à partir de La Curiosité des anges (1988-2003) dans plusieurs spectacles devenus des références dans le domaine du clown autant que du théâtre. Si le succès du seul en scène Le 6ème jour (1995) et des Clowns (2006), où Catherine Germain partage la scène avec deux autres congénères, Bonaventure Gacon et Dominique Chevallier, ne cesse jusqu’à aujourd’hui de ramener régulièrement Arletti à la vie, cette créature poétique et comique a laissé place depuis des années à d’autres dans les créations de L’Entreprise. En quittant le costume décalé de son clown, Catherine Germain peut prêter voix à des personnages de théâtre aussi bien qu’à des personnes croisées par elle et François au cours de leurs aventures théâtrales qui les mènent dans de nombreux pays.
François Cervantes et Catherine Germain ont su garder vive la grande humanité et la force théâtrale de leur Entreprise. Le Cabaret des absents (2021), où l’auteur et metteur en scène, sa comédienne fétiche et une poignée d’autres artistes imaginaient et donnaient vie à un lieu de spectacle idéal, en est une des dernières passionnantes preuves en date. Dans un tout autre registre, il y eut aussi Shahada – il y a toujours un ailleurs possible (2023), confession de l’homme de théâtre syrien Fida Mohissen sur son double rapport à l’art et à la religion, mis en scène par François Cervantes avec l’économie, la tendresse et la précision qu’on avait pu le voir pratiquer lui-même dans Prison possession (2014) où il racontait sa relation avec un détenu. Car les rencontres les plus belles, pour François Cervantes, sont les plus improbables. Et de ces miracles, le théâtre en produit en nombre, à condition d’y mettre de la bonne volonté. Le repas des gens, la nouvelle création de L’Entreprise à La Criée à Marseille, où la compagnie a trouvé depuis 2006 le territoire aux cultures multiples qu’il lui fallait, est exemplaire en la matière.
À une époque où les représentations artistiques sont de plus en plus soumises à un impératif de conformité avec le réel, en particulier lorsqu’il est question d’identité culturelle ou de genre, François Cervantes affirme plus clairement sans doute qu’il ne l’a jamais fait la nature de jeu qu’il défend avec depuis toujours. C’est-à-dire un jeu qui invite l’Autre, le lointain en soi, sans jamais effacer la personnalité de l’acteur considéré comme créateur, comme co-compositeur de son personnage avec le metteur en scène, voire aussi avec les individus dont il s’inspire ou dont il porte la parole. Dans Le repas des gens, Catherine Germain et Julien Cottereau incarnent ainsi un couple qui n’est jamais allé au théâtre. Qui de plus lointain, de plus étranger pour des acteurs ? Pourtant, Madame et Monsieur, invités par le directeur d’un théâtre à venir rencontrer ses spectateurs en dînant simplement devant eux, habitent pour ainsi dire au coin de la rue, depuis toujours. Qui a vu Le Cabaret des absents les reconnaîtra sans doute, ou du moins verra en eux des semblables au couple un peu clownesque de cette pièce précédente, qui comme bien d’autres êtres égarés trouvaient refuge dans un théâtre ouvert à tous avec pour chacun à boire et à manger.
Le repas des gens est donc une sorte de bouture faite à partir du spectacle précédent. Madame et Monsieur, qui n’avaient dans le Cabaret que quelques minutes pour déployer leur univers, ont à présent tout le temps d’une représentation, ou d’un repas. Ils ne se privent pas : pour eux, aux frais du théâtre, ce sera entrée, plat et dessert. Le tout servi par un homme tout de noir vêtu (Stephan Pastor) qui se révèle être le régisseur général du théâtre, où il a passé toute sa vie. Madame et Monsieur laissent largement apparaître leurs deux interprètes : leurs manières, leur dialogue absurde et très déséquilibré – elle parle sans cesse tandis qu’à part de nombreux « oui » lui ne dit presque rien – doit beaucoup au clown que pratique Catherine Germain et au mime, langage de prédilection de Julien Cottereau. Le dîner de François Cervantes se déroule ainsi à distance du naturalisme que l’on pouvait attendre d’un tel sujet. L’Entreprise se place en effet avec cette pièce plus près du 6ème jour que de Prison possession ou encore du Rouge éternel des coquelicots (2019), où Catherine Germain porte avec une grande sobriété la parole de Latifa, tenancière d’un snack dans les quartiers Nord de Marseille.
Le recours dans Le repas des gens à des codes de jeu en marge du théâtre classique veut sans doute faire écho à la place du couple dans notre société. Il place les acteurs dans une situation des plus délicates : trouver le juste degré de clown, d’histrionisme pour porter l’extraordinaire banalité de ce dîner de théâtre n’est pas aisé. Car il faut faire croire un minimum en la situation, pour en faire accepter l’étrange qui prend aussi la forme de deux convives supplémentaires : le fantôme d’une noyée de la famille de Madame (Lisa Kramarz), et la fille du couple (Fanny Giraud), aphasique. Ces apparitions ont tendance à faire peser l’équilibre fragile de la pièce du côté du surréalisme et de l’artificiel, malgré les efforts du serveur-régisseur et des manifestations régulières du véritable régisseur de la pièce Xavier Brousse. On aurait aimé se sentir plus proches de ces anonymes, être davantage invités dans leurs petits rituels très personnels. La difficulté à créer une véritable porosité entre salle et scène est abordée l’air de rien tout au long du Repas des gens. Cette question qui devrait à chaque pièce être remise à l’ouvrage ne trouve pas forcément de réponse. Mais la voilà posée, avec l’insistance nécessaire.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Le repas des gens
Texte et mise en scène : François Cervantes
Avec : Julien Cottereau, Catherine Germain, Fanny Giraud, Lisa Kramarz, Stephan Pastor
Régie générale et création son : Xavier Brousse
Création lumière : Christian Pinaud
Costumes et accessoires : Virginie Breger
Régie lumière : Nicolas Fernandez
Assistanat à la création lumière : Tamara Badreddine
Production L’entreprise – cie François Cervantes
Coproduction La Criée – Théâtre national de Marseille.
Partenaire de production Friche la Belle de Mai, MarseilleDurée : 1h30
La Criée – Théâtre national de Marseille
Du 16 au 27 janvier 2024Théâtre des Halles – Avignon Off
Du 3 au 21 juillet 2024 à 18h45 (sauf les 3,10 et 17)
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