A 70 ans, l’immense Nanni Moretti s’adonne au théâtre pour la première fois et met en scène deux courtes pièces de l’écrivaine italienne Natalia Ginzburg réunies sous le titre Diari d’amore. Une expérience au parfum désuet et au charme diffus.
C’est un événement à lui seul : Nanni Moretti, l’immense réalisateur italien, cinéaste de l’intime et du politique, dont le timbre de voix doux et rocailleux et les zig zag en vespa dans les rues de Rome ne s’effaceront jamais des mémoires, s’essaye au théâtre. L’idée lui serait venue à l’issue de la période Covid et l’artiste multiprimé au festival de Cannes, dont il présida le jury en 2012, débarque pour sa première en France au TNP de Villeurbanne. Lui qui a toujours placé le couple au cœur de son travail a choisi de monter deux courtes pièces de Natalia Ginzburg, autrice italienne de la deuxième moitié du XXème siècle, contemporaine des Moravia, Morante, Calvino et autre Pasolini, mois connue ici que de l’autre côté des Alpes, mais membre de ce protéiforme néo réalisme italien qui y a longtemps et intensément nourri les arts. Deux courtes pièces Dialogo et Fragola e Panna, dans lesquelles le couple bourgeois n’est pas à la noce.
A vrai dire, on est un peu surpris au début. Alessia Giuliani et Valerio Binasco sont allongés dans leur lit, un matin au réveil. Ils interprètent (ils en ont pourtant passé l’âge) un couple avec un enfant d’un an et demi et une bonne qu’ils ne payent plus parce qu’ils sont en proie à des problèmes d’argent (lui est auteur raté, elle vit de petits boulots). Le couple passe tout ce court Dialogo allongé, à faire émerger un secret : elle a une relation amoureuse avec le meilleur ami de son mari et envisage de partir avec lui. On la comprend. Son mari est assez cruel, aigre, mauvais avec cette épouse dont il raille sans cesse les jambes tordues et l’absence de beauté. Elle est plus sensible mais ne voit pas la situation qui se retourne contre elle. Rideau. Et nous voilà projetés dans le salon d’une demeure bourgeoise, dans une petite ville de campagne à quelques encablures de Rome, où une domestique ouvre la porte à une jeune femme venue trouver refuge chez son amant. Il neige dehors et entreront successivement la femme, son mari (l’amant) et une amie du couple. Intérieur jour qui se fait progressivement sur un ménage où le mariage a laissé libre champ à la décomposition du couple, de l’affection à l’indifférence puis à l’inimitié. Là encore, la médiocrité du mâle s’étale, sa brutalité même.
A vrai dire, la mise en scène de Moretti – on pouvait le redouter – ne propose aucune de ces audaces qui lui ont permis de construire un style cinématographique si singulier. Le diptyque baigne dans un univers de théâtre bourgeois (qui critique les bourgeois), que conforte la mise en scène. Mais passé la surprise initiale de se voir ainsi renvoyé en d’autres époques d’un théâtre désuet (dans le domaine du théâtre public), la singularité de l’écriture de Ginzburg perce petit à petit. Ici, ça ne fait que parler et raconter. Il ne se passe pas grand-chose. Dès le début de ces tragédies à l’humour cruel, tout est joué. En cause, l’ordre domestique bourgeois qui broie les rêves et les femmes, qui corsète les pulsions de vie et se satisfait de tout statu quo un tant soit peu capable de préserver les apparences et l’ordre établi. Les pièces écrites en 1966 et 1970 ont certainement perdu de leur acuité sociologique, elles n’en laissent pas moins flotter à la surface des choses les inaltérables méfaits du patriarcat et l’intemporelle lâcheté des êtres qui ont renoncé à leurs idéaux, s’ils n’en ont jamais eu.
Portés par une distribution de qualité, qui rayonne davantage dans la seconde partie du diptyque, ces Diari d’amore (on reconnaît le clin d’œil au fameux Caro diaro de Moretti), ont donc le charme d’un spectacle tel qu’on n’en verra plus beaucoup mais aussi l’intérêt de faire découvrir une écriture à la fois datée et nouvelle, d’ici et d’ailleurs. Dans la prose de Ginzburg, on entend en effet les échos d’une vitalité populaire qu’étouffe le surplomb cynique des possédants, et en même temps l’ennui, la méchanceté et les renoncements à l’œuvre dans les maisons de ces derniers. Portrait d’une société qui aujourd’hui se pense et se dessine autrement mais dans laquelle des lignes de force – pouvoir économique et domination masculine – sont déjà à l’œuvre, le spectacle donne ainsi dans un réalisme éloigné des tensions du théâtre américain à la Tennessee Williams et débarrassé des silences pesants de ses pendants nordiques. L’allégresse italienne y résonne même en creux, dans les évocations de ce qui dépasse – des pantoufles poilues, un goût immodéré pour les glaces à la fraise et à la crème. Mais ici comme partout, la cruauté s’exerce aux dépends des faibles – les pauvres , les femmes et les chiens – qui, eux – et c’est là leur revanche, n’arrêtent pas de vivre pour autant.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Diari d’amore
deux comédies de Natalia Ginzburg
mise en scène Nanni Morettiavec Valerio Binasco, Daria Deflorian, Alessia Giuliani, Arianna Pozzoli, Giorgia Senesi
scénographie Sergio Tramonti
lumière Pasquale Mari
costumes Silvia Segoloni
assistanat à la mise en scène Martina Badiluzzi
directrice de production Gaia Silvestrini
diffusion Aldo Miguel Grompone
Spectacle en collaboration avec l’Institut Culturel Italien de Lyon iiclione.esteri.it
production Compagnie Carnezzeria
coproduction Teatro Stabile di Torino – Teatro Nazionale ; Teatro Stabile di Napoli — Teatro Nazionale ; ERT Emilia Romagna Teatro — Teatro Nazionale ; LAC Lugano ; Châteauvallon-Liberté, scène nationale ; TNP Villeurbanne Lyon ; La Criée – Théâtre National de Marseille, Maison de la Culture de Amiens.Durée : 1h40
du jeudi 30 novembre au jeudi 7 décembre 2023
TNP Villeurbanne12 et 13 décembre 2023
Châteauvallon-Liberté15 au décembre 2023
La Criée, Marseille25 et 26 janvier 2024
Maison de la Culture d’Amiens6 au 16 juin 2024
Théâtre de l’Athénée, Paris
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !