Cinéaste de documentaires et, depuis plus récemment, d’œuvres de fiction, Alice Diop invite une pléthore d’artistes et de regards, ouvrant du même coup à toutes les réflexions et univers qui irriguent et questionnent son propre travail. Une carte blanche aussi stimulante que pertinente qui s’est déroulée au CentQuatre dans le cadre du festival d’Automne.
Au mois d’août dernier, dans le cadre de sa grille de programmes d’été, l’émission Les Pieds sur terre (France culture) a proposé une carte blanche à la réalisatrice Alice Diop. Pour encore une poignée de jours encore, c’est la plateforme de documentaires en Svod Tënk qui lui consacre un Fragments d’une œuvre. En ce week-end de novembre, c’est le Festival d’Automne qui, avec le 104, invite la cinéaste à concocter son programme. La réalisatrice d’origine sénégalaise née en 1979 prolonge à cette occasion ce qui traverse son cinéma : interroger la société en questionnant la place qu’y occupent celles et ceux que l’on ne voit pas, qui n’ont pas la parole.
Car depuis son premier film La Tour du monde (2005), en passant par Nous (son dernier documentaire primé à la Berlinale et sorti en salle en 2022) et jusqu’à Saint Omer, sa première fiction (doublement primée à la Mostra de Venise 2022 et représentant la France aux Oscars 2023), Alice Diop interroge l’histoire, scrute le racisme et les discriminations, déconstruit les assignations, questionne la transmission et la complexité de la double culture. Intitulée Reformuler et réunissant diverses propositions (lectures, rencontres, mises en espace, projections de films documentaires, concerts, expositions), cette carte blanche est l’occasion pour Alice Diop de réunir toute une constellation de travaux mais aussi de personnalités. Au fil des trois jours, les œuvres d’artistes femmes (qu’elles soient autrices, danseuses, chanteuses, journalistes, poétesses ou cinéastes) se succèdent, pour certaines portées par d’autres.
C’est, d’abord, par des lectures de textes sélectionnés par la cinéaste que la première soirée a débuté. Les extraits d’écrits – qu’il s’agisse d’essais, de romans, de poésies – étaient signés notamment de l’écrivaine Zadie Smith (1975) ; de l’artiste et poétesse Robin Coste Lewis (1964) ; de l’écrivaine et anthropologue Zora Neale Hurston (1891-1960) ; de l’autrice et comédienne Penda Diouf (1981) ; de l’écrivaine et militante Audre Lorde (1934-1992) ; de l’universitaire, autrice et poétesse Claudia Rankine (1963) ; ou, encore, de l’écrivaine, poétesse et enseignante Lucille Clifton (1936-2010). Lus par Seynabou Sonko, Guslagie Malanda, Kiyémis, Diaty Diallo et Alice Diop, ces textes ont dessiné un paysage aussi complexe que saisissant : où comment les traumas coloniaux sont dits, nommés, refoulés, et dépassés par des écrivaines femmes – tout en rappelant, au passage, à quel point la littérature francophone est en retard sur la nord-américaine concernant ces enjeux.
Après un bref entretien entre Alice Diop et Miriam Bridenne, directrice adjointe de la librairie Albertine à New York, la deuxième partie de la soirée a proposé la lecture du Voyage de la Vénus noire. Tiré du recueil Voyage of the Sable Venus and Other Poems de Robin Coste Lewis (et hélas non traduit en français), ce texte en prose récompensé du prix Pulitzer nous plonge dans l’histoire de l’art pour livrer avec précision et un humour incisif une critique de l’art occidental : soit la façon dont à travers les périodes historiques cet art a représenté les femmes noires ; la romantisation crasse de la figure de l’esclave ; la fétichisation des corps à l’œuvre, mais, également, comment les discours théoriques de l’art ont façonné les représentations et les imaginaires. Interprété par Kayije Kagame (comédienne dans Saint Omer) qui a fait résonner cette épopée imaginaire, ce texte interpelle sur l’importance des images et également des mots, de la poésie, des silences. Écrit virtuose, ce texte de Robin Coste Lewis répond aux discours raciaux irrigant l’art et ses institutions en proposant une stratégie esthétique et littéraire puissante.
Suivis de la projection de deux courts-métrages (Conspiracy de Simone Leigh et Madeleine Hunt-Ehrlich, Et les chiens se taisaient de Sarah Maldoror, Bernard Favre, Vincent Blanchet), puis du concert du collectif de free jazz états-uniens Irreversible Entanglements, cette soirée a condensé l’essence de Reformuler. Aficionados du travail de cette cinéaste passionnante comme simples curieux ont pu à loisir pérégriner au cœur de ce que Diop elle-même a nommé « sa boîte à outils » en arpentant les œuvres, les artistes, les penseuses qui l’animent. Et découvrir, par les questionnements et enjeux politiques abordés, une sorte d’autoportrait d’une cinéaste attachée à déconstruire les assignations – et consciente de la nécessité de (re)formuler celles-ci.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Le Festival d’Automne de Paris produit cet événement et le coproduit avec le CENTQUATRE-PARIS
Avec le soutien de la Fondation d’entreprise HermèsLe CENTQUATRE-PARIS
Du 10 novembre au 12 novembre 2023
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