Dans Sauve qui peut (la révolution), adaptation d’un roman de Thierry Froger, la compagnie Roland Furieux pratique son goût de l’entrelacement des formes et des sujets, du montage. Autour de la figure de Jean-Luc Godard, elle construit un univers composite aussi jouissif que riche pour la pensée, qu’elle soit politique, artistique, amoureuse…
« La politique n’est pas seulement une activité, une profession, mais, pour les êtres humains, une condition ». Avec cette phrase qu’elle reprend à l’historienne Sophie Wahnich, spécialiste de la Révolution française, pour le dossier de Sauve qui peut (la révolution), Laëtitia Pitz réalise la première des très nombreuses citations dont est composée sa nouvelle pièce. Plus encore que le roman éponyme très éclaté, très hétérogène de Thierry Froger (Actes Sud, 2016) dont le spectacle est une adaptation, la metteure en scène et directrice de la compagnie Roland Furieux créée en 1996 et basée dans le Grand Est se place au carrefour de bien des paroles. En témoigne d’emblée la formule qui tente de présenter cette création – la tâche n’est pas simple – : « Une série en 4 épisodes de Jean-Luc Godard, Danton, Marguerite Duras, Isabelle Huppert, Alain Damasio et d’autres ». La promesse a de quoi surprendre, voire inquiéter. Que diable toutes ces célébrités de l’Art et la Révolution, et encore bien des personnages moins connus et d’autres inventés, viennent-ils faire ensemble sur un même plateau de théâtre ? Quelque chose comme inciter à penser le monde et en particulier celui de notre époque, avec exigence mais aussi simplicité, et surtout une très réjouissante liberté.
Fidèle en cela au livre de Thierry Froger, Roland Furieux organise son grand collage de mots et de sons – car toujours la compagnie joint la musique aux textes – autour d’un argument que l’on sait fictif puisqu’il est ancré dans le passé et n’a pas eu lieu : en 1988, la Mission du Bicentenaire de la Révolution française passe commande d’un film à Jean-Luc Godard alias JLG. Citation (imaginaire, comme beaucoup d’autres dans le roman) de Jack Lang : « Il ne s’agit pas cher Jean-Luc, d’un film de commémoration, bien au contraire : si nous vous avons choisi, c’est justement pour que vous donniez une vision moins convenue de l’événement, impertinente même ». JLG n’est pas dupe, mais l’idée l’excite. L’occasion de revenir à la politique dont il a fait des films avant de prendre d’autres chemin ? Peut-être. Sur un plateau sans décor occupé seulement d’une longue table centrale et de deux autres à cour et à jardin où s’entassent toutes sortes d’objets, les trois interprètes du spectacle ne font absolument rien pour donner le moindre éclat de réalité à cette fable faussement historique. Au contraire, ils y vont d’une phrase de Brecht qu’ils répètent au début de chaque épisode, selon laquelle le jeu d’acteur doit être citation.
Le comédien Didier Menin et le compositeur, musicien et acteur Camille Perrin se soumettent à cette injonction avec autant de bonheur et de facétie qu’ils ont à la formuler, tandis que la plasticienne Anaïs Pélaquier se livre à toutes sortes de petites manipulation vidéo ou plastiques qui parfois ont un lien avec ce qui se dit, parfois pas du tout. Mais, rabâchent encore ses deux complices, « ça n’a aucune importance ». Ce qui leur importe en revanche comme à Thierry Froger, c’est de relier tout ce qui peut l’être. Non seulement la politique et la vie comme le suggère Sophie Wahnich, mais aussi l’Art et le quotidien, l’Art et la Révolution ou encore l’amour, les grandes figures du passé et les acteurs d’aujourd’hui… L’énumération de ce que rassemblent Laëtitia Pitz et sa belle équipe pourrait être longue. Les moyens employés sont au diapason des sujets qu’ils doivent permettre d’aborder : ils sont multiples, et davantage organisés de manière à produire frictions et questionnements que claire compréhension. En racontant par leur très personnelle combinaison de jeux théâtraux, musicaux et vidéo l’errance d’un JLG dans la Révolution autant que dans l’existence – il est question par exemple de son amour pour une jeune Rose, délicieusement jouée par Camille Perrin qui sait aussi mettre sa féminité et son humour au service d’Isabelle Huppert, sans oublier d’envoyer du son depuis son ordinateur –, Roland Furieux fait acte de désobéissance à tous les cadres, esthétiques autant que politiques. C’est ainsi qu’elle propose d’appréhender l’époque, avec audace, sans peur de faire tomber les vieilles statues et les plus récentes pour mieux les regarder et décider ce qu’on en garde. Et ce qu’on fout en l’air.
Loin de l’exclure, l’espace-temps que créent les artistes à la croisée de leurs fragments est des plus accueillants au spectateur : leur liberté se communique à lui, chargé en quelque sorte de réaliser le montage, étape centrale aussi pour le cinéaste Jean-Luc Godard que Didier Menin aborde sans la moindre déférence, avec même une décontraction joyeuse qui est le ton général du spectacle. Les figures de la Révolution, à commencer par Danton auquel un ami de JLG dont on suit aussi les méandres souhaite consacrer une biographie, sont approchées par Roland Furieux avec la même absence de révérence mais non de sérieux. Le rire et le sérieux, voilà encore deux choses qu’entremêle la compagnie, notamment dans l’un des fils rouges de son feuilleton très anti-télévisuel : un dialogue entre JLG et Marguerite Duras. Face à l’autrice de L’Amant incarnée bien sûr par Camille Perrin, nous voyons là un JLG désopilant, dépossédé de ses moyens lorsqu’il tente d’expliquer entre autres choses sa vision des rapports entre cinéma et littérature. La clownerie du dialogue jette le doute sur la nature de l’échange qui est encore un exemple de citation : réel ou inventé. Réel, peut-on répondre mais « ça n’a aucune importance ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Sauve qui peut (la révolution)
Adaptation & mise en scène Laëtitia Pitz
D’après le roman de Thierry Froger (Éd. Actes Sud, 2016)
Composition musicale, musique & jeu Camille Perrin
Montages vidéos Morgane Ahrach
Collaboration artistique, scénographie, vidéos et jeu Anaïs Pélaquier
Jeu Didier Menin
Assistanat mise en scène Suzie Colin
Création lumières Christian Pinaud
Régie lumières & vidéos Florent Fouquet
Régie son Michaël Goupilleau | Costumes Stéphanie Vaillant
Regards et oreilles éclairants Véronique Albert et Loris Binot
Production & diffusion Isabelle Busac
Relation presse Isabelle Muraour / ZEF productionProduction Production compagnie Roland furieux
Coproduction La Cité musicale – Metz
Coréalisation Théâtre L’Échangeur – Cie Public Chéri
Soutiens NEST – CDN Transfrontalier de Thionville Grand EST, SIMONE – camp d’entraînement artistique à Châteauvillain, Agence culturelle Grand Est au titre du dispositif «Résidence de coopération», de la SPEDIDAM, de l’ADAMI, de la SACEM.
La compagnie Roland furieux est conventionnée par la DRAC Grand Est, la Région Grand Est, le Département de La Moselle et la Ville de Metz.
Photo © Dan AucanteDurée : 5h avec entracte
Théâtre de l’Échangeur – Bagnolet (93)
Du 3 au 10 février 2024
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