En provenance de Tbilissi, les marionnettes du Théâtre Gabriadze tissent une intrigue lointainement inspirée de La Traviata. Et donnent à cette histoire légendaire un souffle neuf, hybridant le mythe avec les conséquences de la chute de l’URSS en Géorgie. Entre humour et émotion sur le fil, Alfred et Violetta a des airs de perle rare.
Une fois n’est pas coutume, c’est un théâtre de marionnettes qui déploie son castelet aux merveilles sur le plateau de la grande salle bleue de la Scala. La jauge a été réduite pour l’occasion, resserrée en son centre, et des jumelles sont prêtées aux rangs les plus hauts. Ces marionnettes à fils sont tout droit venues de Tbilissi, capitale de la Géorgie, où Rezo Gabriadze, figure majeure du théâtre européen disparue en 2021, avait fondé le Théâtre portant son nom. Alfred et Violetta est son premier spectacle. Une œuvre palimpseste, librement inspirée de La Traviata, l’opéra de Verdi étant lui-même une adaptation de La Dame aux Camélias d’Alexandre Dumas. C’est dire si les chefs d’œuvres voyagent, migrent et se transforment, encore et toujours, traversant les siècles et les frontières. Belle leçon de l’art qui relie. De l’art en mouvement, qui change et se transforme, jamais figé dans sa forme. Car avant de mourir, Rezo Gabriadze en a renouvelé décors, lumières, personnages et musiques dans l’optique d’une recréation améliorée. Dépositaire de l’œuvre de son père, Leo Gabriadze en porte l’héritage et le flambeau et nous permet aujourd’hui de découvrir ce bijou qui revient de loin. Transmission, quand tu nous tiens…
Mais pour l’instant, le rideau en avant-scène est fermé et cache ses secrets. Sur sa toile, un petit personnage, debout sur un avion, bouquet de fleurs au bout du bras, pétales au vent, salue une jeune fille restée à terre qui agite la main vers lui. Un au revoir ou un adieu ? Tout est là. La tragédie à venir contenue dans une image. Car bientôt, sur fond de violons lancinants, le rideau s’ouvre, éloignant inexorablement nos deux amants. La fameuse intrigue romantique et romanesque est ici transposée en 1991 à Tbilissi, à l’heure où l’URSS s’effondre, où la privatisation guette, où la guerre civile gronde. Violetta est une orpheline. Une beauté, dit-on dans le quartier où la racaille passe le temps dans la cour de l’immeuble à se balancer sur de vieux portails en fer forgé quand elle ne lit pas Dostoïevski au chaud dans son lit. Violetta est aussi une bonté, « une fille pure comme le cristal ». Mais elle tousse et le malheur s’annonce dans le mal qui la ronge. C’est une tubarde comme on dit. Comme l’héroïne de Verdi, elle est atteinte de tuberculose. Alfred est jeune lui aussi, joli garçon et doué pour les sciences. Il s’apprête à partir en Italie pour vérifier une découverte astronomique. Leur rencontre est placée d’emblée sous le signe des étoiles et du destin, du miracle et de la fatalité. Et leur histoire, prise dans les remous de la grande Histoire, qui tisse ses motifs universels (l’amour, le sacrifice, l’exil, la guerre, la maladie et la mort), a l’ampleur des légendes sans âge, des tragédies classiques, des mythes intemporels.
On y plonge par la grâce d’une superbe scénographie miniature, faite de décors ouvragés et de toiles peintes évoluant au fil des scènes, en intérieur ou en extérieur, environnement urbain, cour et rues, chambre à coucher, ruines italiennes, jardin du sanatorium, salle de l’Observatoire… Les paysages s’enchaînent, libérant leur imaginaire. Et l’atmosphère paisible de l’entrée en matière laissera bientôt place aux remous et dégâts de la guerre. L’espace et son agencement font preuve d’une harmonie admirable et les changements de décor dans l’obscurité effectués avec une virtuosité qui force le respect. Tout respire la précision, la maîtrise du métier et le goût de la perfection. Tout de noir vêtus et gantés, les marionnettistes à l’œuvre sont les artisans de l’ombre qui orchestrent dans l’humilité du retrait ce ballet de personnages vivants comme jamais et ce récit déchirant qui résonne malheureusement avec les récents évènements qui font l’actualité brûlante, douloureuse et sombre.
On est médusé devant la subtilité et la richesse de la manipulation, devant cet entrelacs de fils qui concourent à donner vie et souffle à ces pantins de bois. L’expressivité des corps et des visages s’accorde avec grâce à l’esthétique des marionnettes, pittoresques et délicates. Chiens, oiseaux, personnages secondaires, et ce corbeau de malheur drôle et grinçant à la fois, tout ce petit monde s’anime en une partition qui suit à la virgule près le tempo des dialogues et chansons. Postures, attitudes, gestuelle, mouvements de tête, chaque marionnette existe pleinement et même les yeux et la bouche jouent leur part au rythme des situations.
La musique a bien entendu pleinement sa place dans ce projet qui réveille des extraits célèbres de La Traviata et en offre même une mise en abyme miniature doublement raccordée à la représentation puisque c’est à la Scala de Milan qu’Alfred assiste à l’opéra en question. Et c’est un espace fictionnel abyssal qui nous abîme dans ses méandres imaginaires, tissant liens et résonances d’une œuvre à une autre. Car, ne l’oublions pas, Alfred et Violetta débute par le préambule d’un personnage facétieux campé sur son fauteuil en rotin pour nous introduire la fable que nous sommes en train de vivre. Théâtre dans le théâtre dans le théâtre, ce spectacle enquille les traversées du miroir pour nous entraîner loin et révéler l’infinie poésie des marionnettes de Gabriadze.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Alfred et Violetta
Dramaturge, directeur artistique Rezo Gabriadze
Metteur en scène Leo Gabriadze
Maîtres de marionnettes Tamar Amirajibi, Niko Gelovani, Irakli Sharashidze, Tamar Kobakhidze, Giorgi Giorgobiani, Medea Bliadze
Directeur technique Mamuka Bakradze
Ingénieur du son David Khositashvili
Productrice Veronika Gabriadze
Traduction Macha Zonina et Daniel LoayzaA partir de 12 ans
En langue géorgienne surtitré en françaisDurée : 1h15
Du 8 au 30 novembre 2023
A la Scala – Paris
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