Dans une mise en scène de Jean-Claude Fall, Pierre Martot pousse difficilement son rocher sur la scène de l’Essaïon, avec ce Mythe de Sisyphe de Camus, qu’une théâtralité quelque peu surannée ne met pas en valeur. Il est de ces œuvres qui gagneraient peut-être à rester dans les livres.
Camus occupe une place particulière parmi les philosophes français. Figure majeure, avec Sartre et Malraux, des intellectuels hexagonaux post-Seconde Guerre mondiale, il a longtemps été considéré comme un « philosophe pour classes terminales », comme Jean-Jacques Brochier avait titré un pamphlet à son propos en 1970. Dans la lignée d’un existentialisme qui replace entre les mains de l’Homme la construction du sens de sa vie, dans un monde débarrassé de Dieu, Camus avait axé sa pensée autour du sentiment d’absurde. Dans un univers qui ne délivre plus aucun sens, qui nous demeure profondément incompréhensible, comment vivre ? C’est la quête de l’anti-héros du roman qui, en 1942, lui conféra une première célébrité, L’Étranger.
Paru la même année, Le Mythe de Sisyphe propose en quelque sorte l’explication de texte de Meursault, mais se termine sur cet étrange et célèbre paradoxe : « Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Car, à la différence des héros beckettiens, l’absurde chez Camus n’ouvre pas la route au désespoir, mais fonde bien plutôt une conscience du monde et de la condition humaine libératrice, une lucidité qui, en quelque sorte, permet de redoubler de vitalité, une esthétique de la révolte qui grandit son sujet. Écrivain des paysages méditerranéens, grand séducteur, Camus avait du goût pour la sensualité de la vie à l’image de son Sisyphe qui trompe les Dieux pour retrouver sa femme restée sur Terre, tandis que lui est descendu aux Enfers. Heureux d’être à nouveau vivant, il ne respecte pas la parole qu’il avait donnée aux Dieux, de les rejoindre, et s’en trouvera ainsi condamné à pousser indéfiniment ce rocher qui, une fois au sommet de la colline, la dévale sans cesse, obligeant le mythologique héros à renouveler comme ça, sans fin, et sans espoir, son effort.
Dans cet ouvrage que Pierre Martot, dans une mise en scène de Jean-Claude Fall, a adapté pour la scène, Camus développe tout d’abord en quoi consiste ce sentiment d’absurde, qui, une fois ressenti, ne vous lâche plus ; puis donne quelques figures d’hommes révoltés – L’Homme révolté, plus politique, sera le titre d’un autre ouvrage philosophique paru en 1951 – par l’absurdité de la vie, qui construisent leur existence à partir de ce sentiment. Parmi eux, l’artiste créateur et l’acteur. On se dit alors que c’est peut-être parce qu’il parle de théâtre, de ce que c’est que de n’être personne à force de jouer des rôles que Pierre Martot a choisi de monter ce texte. Car, il faut bien le dire, dans cette mise en scène, les vertus théâtrales de ce dernier ne sautent pas aux yeux.
Dans la petite salle du théâtre Essaïon, sous-sol voûté plein de charme, Martot pénètre par le côté, par l’entrée, l’air sérieux, inspiré, presque illuminé, une chemise pleine de feuilles manuscrites sous le bras. Une table, une chaise, deux micros pour seuls accessoires, et des ampoules au plafond, comme autant de marques de la lucidité et de la raison, dont la lumière variera d’intensité au gré du spectacle. La première impression ne trompait pas. C’est avec beaucoup de respect et une certaine emphase que le comédien portera les mots de l’auteur. Sculptant une silhouette à la manière de Rodin lorsqu’il s’agit d’évoquer un homme qui pense, ou mimant l’effort de Sisyphe poussant son rocher sur le flanc de la colline, Martot illustre souvent les propos de l’écrivain, comme pour mieux leur donner corps. Et comme s’il était à la fois l’auteur enfiévré du texte et cet homme ayant découvert l’absurde dont Camus brosse le portrait.
Alors, Camus, « philosophe pour terminales » ? On l’a découvert et on s’est en effet passionné pour lui à l’aube de la vingtaine. Et c’est avec la curiosité de celui qui revient sur les traces de son enthousiasme passé que l’on s’est aventuré du côté de l’Essaïon. Résultat : la force du questionnement de Camus – « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide » – reste intacte. Mais, pour Jean-Yves Guérin, « Camus se place sur un autre versant de la philosophie : son versant littéraire ». C’est pourquoi, sans doute, il a été quelque peu méprisé par le milieu. Et c’est pourquoi aussi, par ce lyrisme dont Martot se fait le relais à outrance, son texte gagne peu à être porté sur scène pour la première fois.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Le Mythe de Sisyphe
d’après l’œuvre d’Albert Camus (Éditions Gallimard)
Adaptation et interprétation Pierre Martot
Collaboration artistique et lumières Jean-Claude Fall
Assistanat Baptiste Meilleurat
Régie générale Mathieu RodrideProduction Compagnie Pierre Martot
Durée : 1h05
Théâtre Essaïon, Paris
du 12 mai au 30 juin 2025Théâtre Transversal, dans le cadre du Festival Off d’Avignon
du 5 au 26 juillet, à 12h10 (relâche les 9, 16 et 23)
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