Yves Heck adapte avec Isabelle Deffin et Thierry Illouz l’essai féministe Au-delà de la pénétration de Martin Page dans un seul en scène sage mais néanmoins touchant.
C’est lors d’une représentation de son incontournable Tête de lecture, où Yves Heck lit au débotté des pages de littérature apportées par le public, que le comédien rencontre le travail de Martin Page, écrivain, illustrateur et éditeur, auteur de l’essai Au-delà de la pénétration, publié en 2019 chez Monstrograph puis chez le Nouvel Attila et succès en librairie. Lui vient tout de suite l’envie de l’adapter sur scène. Dans un travail qui prolonge son seul en scène les Invités (créé à La Loge en 2012) toujours aux côté de Thierry Illouz, où le comédien parle de son métier, de ses choix et cherche un sens à sa présence, ici aussi on se trouve à la frontière du jeu et de la confession, dans un endroit entre le public et le privé, adossé à un texte pré-existant, mais à hauteur de l’intime du comédien lui-même.
Le regard bienveillant d’Yves Heck nous accueille et nous scrute tandis que nous nous installons sur les bancs de la petite salle de la Reine Blanche, avec le sourire attentionné du prof qui observe sa classe s’installer. Ce sera la posture de l’ensemble du spectacle : poser un regard aiguisé mais pas tranchant, pertinent mais toujours bienveillant sur nos amours, et plus particulièrement nos manières de faire l’amour. Car il s’agit bien ici du sujet, amené sans préambule ni rampe de lancement : “qu’est-ce que la pénétration ?” nous demande le comédien de but en blanc. “L’emboîtement de deux corps qui se rencontrent”, mais aussi, et le spectacle va venir développer chacune de ces idées, une pratique socialement construite, bâtie sur le plaisir et la reproduction, mais également sur des normes patriarcales et phallocentrées, emplie d’injonctions et de culpabilisation, qui mènent trop souvent à la violence.
“C’est parce que la pénétration peut conduire à la fécondation et à la naissance d’un enfant qu’elle est la norme des relations hétérosexuelles, pas parce qu’elle produit du plaisir” nous rappelle-t-on. Des études montrent en effet que seulement 30% des femmes ont régulièrement un orgasme par pénétration vaginale exclusive (rapport Hite, 1976).
Ainsi, Yves Heck va endosser la voix de l’écrivain, celle de Martin Page et dérouler son argumentaire. Non, la pénétration vaginale ne devrait pas être pensée comme le Saint-Gall de toute relation hétérosexuelle. Les caresses, le dialogue et les rires devraient être tout autant valorisés. Tout est possible, rien n’est obligatoire. Oui, les hommes ont beaucoup à gagner à se penser comme des êtres pénétrables et non plus uniquement pénétrant. L’idée ici n’est pas de condamner un acte sexuel plutôt qu’un autre, ni de stigmatiser qui que ce soit, car #NotAllMen, comme le rappelle le texte. Le texte assume également un point de vue partial, limité et donc forcément incomplet : “je parle de mon point de vue d’homme hétérosexuel et cisgenre” nous prévient-on. Avec toujours la volonté de ne pas parler “au nom de” mais bien de “jouer contre son propre camps”. “Ce sont aux femmes à qui je dois tous ces questionnements” précise l’auteur.
Le comédien se permet une seule incartade au texte d’origine, pour proposer un regard rétrospectif sur sa propre création, sous la forme d’un appel reçu de la part de son père qui le questionne sur son spectacle. “Un spectacle féministe ça te gêne ? Qu’on me dise si je n’ai pas le droit de prendre la parole. J’ai peur pour les femmes, et j’ai peur pour les hommes” s’emporte-t-il dans un passage réflexif qui aborde ses doutes sur sa légitimité à parler de sexualité hétéro en tant qu’homosexuel.
Afin de ne pas monopoliser la parole et de faire entendre, un peu, de voix féminines, des témoignages résonnent à intervalles réguliers. Des extraits de la dernière partie du livre ont été utilisés ainsi que des témoignages anonymes audio collectés pour le spectacle. Ces voix de femmes évoquent les pénétrations aimées, mais aussi celles non voulues, les douloureuses, les précoces… Elles racontent leur vaginisme (contraction involontaire des muscles du plancher pelvien), leurs accouchements, leurs désirs ou leur absence de désir.
La difficulté ici, réside dans la mise en image d’un essai théorique et intime écrit à la première personne. Pour tenter de relever le défi, un simple mobilier est installé : un secrétaire dans lequel le comédien vient piocher les fiches cartonnées où sont résumées les études scientifiques ou sociologiques qui viennent appuyer son propos, un fauteuil rétro comme endroit de confession et d’introspection, un tapis moutonné pour faire chaleureux.
C’est surtout le travail sonore réalisé par Martin Antiphon qui donne de la couleur au monologue et nous emmène au gré des pérégrinations de l’écrivain à travers des discussions du quotidien qui viennent nourrir sa réflexion : l’ambiance sonore d’un café strasbourgeois où l’auteur échange avec un ami, les discussions feutrées d’un appartement lors d’un dîner, la musique électro d’une boîte de nuit, lieu des prémices de la séduction et de la rencontre.
Si la proposition respecte la pudeur d’un texte qui se veut ni anthropologique, ni sociologique, mais sensible et intime, elle semble gommer un certain aspect de sa malice et de ses doux grincements. Les pointes d’humour présentes dans le texte qui viennent par touche rythmer la lecture, donner à apercevoir la voix de l’auteur, sa personnalité et son épaisseur ne prennent pas autant de place sur scène, où l’adaptation semble parfois se cacher derrière une réserve scolaire quand le texte prône une indignation joyeuse. Où sont passés les gentils jurons colorés de l’auteur, comme ses fameux “punaise de kanelbullar de plutonium” ou ses “punaise de sirop d’érable de Formica” ? Car c’est bien la créativité, le soulèvement et l’exploration auxquels incite Au-delà de la pénétration. Avec une adaptation touchante Yves Heck nous propose un moment sensible, humble et puissamment instructif, mais dans une forme un peu sage pour un texte qui entend “mettre le bazar” et donner “de nouveaux fruits à notre aventureuse gourmandise”.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
Au-delà de la pénétration,
Texte : Martin Page (Au-delà de la pénétration, Le Nouvel Attila, 2020)Adaptation : Isabelle Deffin, Thierry Illouz, Yves HeckConception, mise en scène et jeu : Yves Heck
Collaboration artistique et costumes : Isabelle Deffin
Texte additionnel et dramaturgie : Thierry Illouz
Assistanat de mise en scène : Marie-Anne Mestre
Lumière : Abigaïl FowlerSon : Martin Antiphon
Chorégraphie : Aude Lachaise
Ensemblier : Thierry Lautout
Régie générale : Marion Koechlindurée : 1h15
Au théâtre de la Reine Blanche
du 21 octobre au 25 novembre
les mardis et jeudi à 21h, les samedis à 20h
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