Dans le cadre du Festival D’Automne, Sarah Vanhee présente Mémé au Théâtre de la Bastille. Un spectacle protéiforme, délicat mais encore frais, qui explore à travers la propre généalogie de l’artiste nos lignées féminines et le transgénérationnel à l’œuvre dans nos vies.
Convoquer les absentes, remonter le fil du temps, parcourir son arbre généalogique pour retisser du lien entre les générations qui nous ont précédées tout en s’adressant à celles d’après à travers son propre fils, Sarah Vanhee, artiste flamande féministe oscillant entre la performance et les arts plastiques, fait du plateau un espace-temps impossible et consolant, réparateur et conciliant. Et dans le présent du théâtre, invite ses ancêtres à partager la scène avec elle. Scène qu’elle investit en performeuse plus qu’en actrice car il ne s’agit pas ici de jouer un ou plusieurs rôles mais d’activer, post mortem, une polyphonie de voix éteintes et traverser un récit familial parcouru de destins de femmes soumises à la procréation et aux labeurs ménagers. A l’aide d’étranges petites figurines en tissu dépourvues de visages, silhouettes humaines sommaires et fantomatiques (créations signées de l’artiste Toztli Abril de Dios) qu’elle dépose une à une à même le sol en un inventaire patient et complet, elle énumère les membres de sa famille maternelle, leur vie simple et précaire et surtout, le sort des femmes confinées au foyer. Puis c’est à partir d’un théâtre d’ombres qu’elle évoque sa famille paternelle et ces femmes tout aussi empêchées.
Et ce qui se dessine alors dans l’alignement de ces multiples sorts, c’est le constat effarant de générations sacrifiées sur l’autel du patriarcat, la constance dans le retour à l’identique d’un schéma sans échappatoire, l’absence de considération du désir des femmes. Leur volonté abolie au profit de grossesses à répétition et de tâches limitées à la sphère privée. Travail non rémunéré, absence de reconnaissance, une vie sous le joug d’un mari, corvéable à merci et dédiée à élever les enfants. Un temps qui nous semble aujourd’hui dépassé et pourtant pas si éloigné. Ce que la trame choisie par Sarah Vanhee souligne, puisqu’elle se place elle-même dans la continuité de cette lignée, bien que débarrassée des chaînes de ses aïeules mais héritière malgré elle de leurs silences, de leurs frustrations, de leurs souffrances, c’est la transmission invisible qui se joue. De ce fardeau, que faire ? De ces sacs lourds de leur fatigue, de leur détresse, de leur solitude, qui une fois vidés sont remontés dans les cintres, comment extirper leur singularité à chacune ? Leur rendre un peu leur voix ?
Au centre de ce projet intime, il y a ses deux grands-mères. Et c’est comme si, par-delà leur mort, Sarah Vanhee leur tendait la main en un rituel calme et recueilli qui invite à entrer dans une temporalité ralentie. Oscillant entre le néerlandais, le flamand occidental (surtitrés en français) et le français, la performeuse s’inscrit à la croisée des mondes et des époques, petite-fille, fille et mère elle-même, elle nous livre son histoire avec simplicité en assumant le registre du témoignage personnel autant que le déplacement vers la fiction (les prénoms ont été changé, avoue-t-elle). Mais si pudeur et retenue il y a, on peine à entrer complétement dans sa proposition. Le spectacle pâtit d’une lenteur qui finit par appesantir le rythme de la représentation. Le texte, malgré ses saillies d’humour et quelques phrases qui font leur effet, ne dépasse pas le stade du constat et parvient difficilement à transcender l’intimité exposée. Par ailleurs, la création musicale en empêche parfois la pleine réception et plutôt que de soutenir la voix, la dilue dans ses sonorités intrusives et étonnantes.
Dommage, car le dispositif a de quoi susciter l’intérêt. Alternance de vidéo projetée sur un drap blanc et de manipulation d’objets, entre marionnettes miniatures et ombres chinoises, jusqu’à ces deux poupées grandeur nature installées sur des coussins et disposées sur une tapisserie paysage, présences esquissées des grands-mères évoquées, le spectacle se fait tactile et textile, tissé de récits de vie et de formes évanescentes. A l’image de nos souvenirs, vaporeux ou reconstitués, et de nos liens distants. A l’image du rapport que l’on entretient souvent avec nos aïeul.les. Sarah Vanhee, avec sa sensibilité et son désir de ne rien appuyer, entre artisanat et onirisme, invente une cohabitation transgénérationnelle et invite ces invisibles reléguées à la marge de la marche du monde à exister en première place au plateau. L’idée est belle, la transdisciplinarité mise en œuvre intéressante mais l’ensemble n’a pas encore complétement trouvé son propre liant et sa dynamique interne pour vraiment nous emporter dans son universalité.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Mémé
Conception, texte et performance : Sarah Vanhee
Décor et scénographie : Toztli Abril de Dios
Son : Ibelisse Guardia Ferragutti
Regard extérieur : Christine de Smedt
Performance à l’écran : Leander Polzer Vanhee
Technique : Geeraard Respeel, Babette Poncelet
Avec la précieuse contribution de la famille Vanhee-Deseure
Spectacle dédié à Margaretha Ghyselen et Denise Desaever
Production : CAMPO
Directeur artistique : Kristof Blom
Relations internationales : Marijke Vandersmissen
Coproduction : Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles), Kaaitheater (Bruxelles), Wiener Festwochen (Vienne), BUDA (Courtrai), HAU – Hebbel am Ufer (Berlin), De Grote Post (Ostende), Perpodium, Théâtre de la Bastille et Festival d’Automne à Paris
Résidences : KWP Kunstenwerkplaats (Bruxelles), Kaaitheater (Bruxelles) et BUDA (Courtrai)
Avec le soutien du taxshelter du gouvernement fédéral belge via uFundDurée : 1h30
Du 29 novembre au 6 décembre 2023
Au Théâtre de la Bastille
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