Avec sa nouvelle création, Il nous faut arracher la joie aux jours qui filent, la Compagnie du Détour se saisit à travers une histoire de famille (de femmes) des possibles de l’humour, et le transforme en levier pour subvertir les situations, retourner les émotions et nous interpeller avec pertinence sur des enjeux contemporains.
Disons-le d’emblée : Il nous faut arracher la joie aux jours qui filent est de ces spectacles qui déjouent les éventuelles attentes. Attentes quant à son titre, sa forme, son propos, nous rappelant, au passage, que la seule attente qui vaille face à un spectacle serait, peut-être, qu’il nous meuve, nous déplace, suscitant par ses mouvements infinitésimaux comme plus conséquents émotions et réflexions. Mais reprenons. L’intitulé de cette pièce co-mise en scène par Agnès Larroque et Laure Seguette – et écrite par la première (ainsi que publiée aux éditions Lansman) – est emprunté au poète russe Wladimir Maïakovski. C’est, également sur Puisqu’on allume des étoiles, un poème du même Maïakovski, que le spectacle se clôture.
Au vu de ces références, le public pourrait s’attendre à une traversée de l’œuvre du poète, théoricien et dramaturge, rattaché aux avant-gardes russes et ayant notamment appartenu au courant futuriste. Il n’en est rien, et la pièce nous plonge dans l’histoire contemporaine, aussi prosaïque que concrète, d’une famille de la classe moyenne française. Introduite par le fils mort à l’orée de la vingtaine – et qui, tel le chÅ“ur de la tragédie grecque antique, présente les personnages, explicite l’action dramatique et réconforte par sa présence fantomatique certaines des femmes de l’histoire auxquelles il apparaît –, la pièce débute avec un début de maladie d’Alzheimer chez la mère, Denise, et la mort brutale du père, Robert. Exit, donc, le patriarche. Seules les femmes sont désormais vivantes, cette famille nucléaire comptant hormis la mère trois filles, aux parcours et aux caractères aussi bien trempés que divers. Il y a Bérénice, infirmière et séparée de son conjoint qui l’a trompée avec une femme bien plus jeune que lui, qui vit désormais avec sa mère pour s’en occuper ; Ophélie, enseignante en couple lesbien et mère de trois enfants ; et Marie, la plus jeune, comédienne célibataire et sans enfants, enchaînant les contrats et soumise aux aléas de la précarité de son métier.
Au vu des toutes premières scènes, l’on pourrait croire que la pièce s’en tiendra aux registres de la comédie. Car, du décor signé Caroline Oriot et découpant en plusieurs espaces certaines pièces de la maison parentale (le salon, la cuisine, une armoire pouvant être celle de la chambre de la mère) aux dialogues, tout semble travailler ces codes. Tandis que la scénographie, avec ses signes très référencés, évoque les intérieurs des classes populaires des années 1970-1980 (papier peints à rayures, meubles vintage, carrelage, animal empaillé et fusil au mur – et oui, que voulez-vous, le père était chasseur) ; que les costumes signalent clairement le tempérament et la position sociale de chacune des protagonistes, les premiers échanges entre les personnages sont émaillés de punchlines à l’humour parfois percutants. Par un caractère parfois appuyé, l’ensemble fait un clin d’œil à toute une tradition du théâtre d’humour, n’hésitant pas à tirer vers la satire ou la parodie. Pour autant, ce sont de salvateurs et perpétuels retournements que va opérer le spectacle, justifiant la qualification de « tragi-comédie familiale » comme excédant celle-ci. Ce faisant, Il nous faut arracher… aborde des problématiques aussi puissantes que pertinentes.
Passées les toutes premières scènes, fondées essentiellement sur la mécanique du rire, ladite mécanique met progressivement au jour son envers. Loin de s’en tenir à la seule recherche du bon mot divertissant, le texte, soutenu par la mise en scène et l’interprétation des quatre comédiennes, dont il faut souligner le travail collectif, subvertit le propos comique. C’est un balancier incessant auquel l’on assiste, subtil dans l’écriture comme dans la mise en scène. À travers les trajectoires de ces femmes (élevées pour prendre soin comme dans toute bonne société patriarcale), à travers leurs positionnements intimes et leur façon de composer avec leurs difficultés ou souffrances propres, Il nous faut arracher la joie aux jours qui filent aborde également les enjeux de la reconnaissance et de la transmission. Reconnaissance, ou comment trouver sa place dans une famille, une fratrie, une société ; transmission de ce que l’on souhaite vivre ou, au contraire, ne pas avoir à endurer, ni à voir endurer par ses proches.
Si certaines séquences de jeu, notamment dans les toutes premières scènes, sont parfois appuyées, si quelques-uns des artifices scéniques et un à deux dialogues forcent également un brin trop le trait de l’humour, ces fragilités et légères insistances s’oublient rapidement face à l’intelligence de l’ensemble. Une intelligence modeste en ce qu’elle ne travaille pas le spectaculaire volontariste, mais Å“uvre de l’intérieur à creuser les possibles de l’humour, à démonter et transgresser ses mécanismes. Plutôt que de se vautrer dans des blagues aussi faciles que médiocres portant sur les femmes, les personnes racisées, handicapées ou LGBTQIA+, le texte déplie l’inverse et rappelle, avec esprit et une insolente vivacité, les systèmes d’oppressions affectant les minorités. La même intelligence se retrouve dans la scénographie – soutenue par la création lumière soignée et léchée de Julien Barbazin précisant les espaces et atmosphères – qui, là aussi, joue avec des codes théâtraux, comme ceux du vaudeville, en les déjouant et en répondant à l’écriture fragmentée du texte.
Le jeu avec le théâtre et son histoire se niche à de multiples endroits, sans jamais céder à la pédanterie. À titre d’exemple, plutôt que d’avoir un amant dans le placard (convention éculée du boulevard et du vaudeville), c’est une mère qui en sort… Quant au fusil paternel décorant le salon, il faudra bien que, comme l’a préconisé Tchekhov, il serve et, le dramaturge russe ayant souligné l’importance de ne pas recourir sur une scène à des éléments inutiles, le spectacle convertit ici en trait comique ce précepte. Sans esbroufe, ni crier gare, avec rigueur, modestie et beaucoup de justesse, le spectacle tisse de façon souterraine son cheminement, et ces « autres » trois sÅ“urs, dont deux ont des prénoms de personnages de tragédie, se (re)saisissent ici de leur vie. Derrière le rire, d’autres problématiques affleurent, lancinantes : la mort, la maladie, la vieillesse, la recomposition des structures familiales au gré de la perte des proches, les arrangements et les façons de dépasser les épreuves de la vie. Du comique, l’on bascule alors vers d’autres territoires et émotions, l’ensemble ne cessant d’acquérir en intensité pour livrer des séquences éminemment émouvantes.
Au sortir de cette création joliment menée par l’équipe d’interprètes et précisément articulée par le duo de metteuses en scène, l’on resonge aux références à Maïakovski. Soit à un écrivain qui a, dans son travail, autant appelé à bouleverser, voire à révolutionner, les formes littéraires qu’il a eu recours à la satire et au comique pour nous faire atteindre à la noirceur et à des questionnements plus métaphysiques.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Il nous faut arracher la joie aux jours qui filent
Texte Agnès Larroque
Mise en scène Agnès Larroque, Laure Seguette
Avec Elisabeth Barbazin, Adeline Benamara, Irène Chauve, Romain Pichard, Emmanuelle Veïn
Création lumière Julien Barbazin
Scénographie Caroline Oriot
Choix musicaux et travail vocal Laure Seguette
Programmation et robotique Clement Marie Mathieu
Collaboration chorégraphique Thierry Thieû Niang
Coiffures, perruques Pascal Jehan
Costumes Florence JeunetProduction Compagnie du Détour
Coproduction Théâtre du Vellein / Villefontaine ; Scène nationale de Mâcon ; Théâtre des Quinconces / Vals les Bains
Aide à la résidence Théâtre de Beaune ; LARC, Scène nationale du Creusot ; L’Espace des arts – Chalon sur Saône ; Mâcon Scène nationale
Avec l’aide de la Région Bourgogne Franche-Comté, du Département de Saône & Loire et de la DRAC Bourgogne
Soutien Réseau Affluences Bourgogne Franche-Comté ; ARTDAM, Dijon ; l’ECLA, Saint Vallier ; Théâtre Jean Genet, Couches ; Théâtre des arts, Cluny ; Salle Badet /Jean-Louis Hourdin / MassillyLe projet a été sélectionné lors de La Grande Affluences (réseau de salles de spectacle en Bourgogne Franche Comté) le 1er février 2021 sous le parrainage de Jérôme Sabre du théâtre de Beaune.
Durée : 1h20
Festival Off d’Avignon 2023
Présence Pasteur
du 7 au 28 juillet, à 18h20 (relâche les 11, 18 et 25)Tournée 2023-2024 en construction
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