Avec Black Lights, Mathilde Monnier réunit huit comédiennes et danseuses qui, dans un trajet percutant allant de la colère au ressaisissement, racontent par fragments le quotidien vécu par toutes les personnes identifiées comme femme.
La littérature irrigue depuis longtemps le travail de Mathilde Monnier. La danseuse et chorégraphe, qui a dirigé le Centre chorégraphique national de Montpellier (à partir de 1994), puis le Centre national de la danse à Pantin (de 2014 à 2019), prend régulièrement appui sur des textes – qu’ils soient littéraires, philosophiques ou encore poétiques – pour nourrir ses créations. Si c’est également le cas de Black Lights, cette pièce chorégraphique a la particularité de se nourrir d’un livre édité parallèlement à… une série TV. Cette circulation assez inhabituelle de la forme série à la pièce de danse, en passant par le livre, n’entame en rien la pertinence du propos, et chacune des propositions atteste de son autonomie comme de sa capacité à trouver la forme idoine pour porter le récit de H24.
Diffusée sur Arte à partir d’octobre 2021, imaginée par les directrices de cette collection, Valérie Urrea et Nathalie Masduraud, composée de vingt-quatre épisodes, H24 – sous-titré 24 heures dans la vie d’une femme (dont on peut supposer que ce choix fait écho à la nouvelle de l’écrivain autrichien Stefan Zweig Vingt-quatre heures de la vie d’une femme) – a connu un fort retentissement. Par son concept d’écriture comme par son sujet. Vingt-quatre écrivaines de onze pays ont chacune livré un monologue narrant une histoire de violences sexistes ou sexuelles subies par une femme. Écrits à la première personne, inspirés de faits réels, embrassant les « cas » les plus divers – du harcèlement de rue au féminicide –, se déployant à chaque fois dans une unité de lieu et de temps, ces récits intimes sont saisissants par la cartographie qu’ils dessinent des violences et des oppressions subies. Dans le sillage de cette collection, le recueil des textes a été publié aux éditions Actes Sud. Valérie Urrea et Nathalie Masduraud invitant dans leur préface les lectrices et lecteurs « à [s’]emparer de ces paroles. Elles sont fortes. Ce sont aussi les vôtres ». Une proposition que Mathilde Monnier a saisie au vol.
Sur un plateau occupé par onze formes au sol – évoquant par leur aspect noueux un monde minéral ou végétal, entre des troncs d’arbre déformés par les ans et d’étranges pierres aux reflets divers, les huit artistes (Isabel Abreu, Aïda Ben Hassine, Kaïsha Essiane, Lucia García Pulles, Mai-Júli Machado Nhapulo, Carolina Passos Sousa, Jone San Martin Astigarraga, Ophélie Ségala) s’installent sur les bords de la scène. L’une, la comédienne Isabel Abreu (connue notamment pour son travail avec Tiago Rodrigues) se lève, s’avance au centre du plateau, jette un œil à ses comparses avant de lancer face au public : « Il y a quelque chose qui ne va pas. Quelque chose qui ne passe pas. » Continuant à dérouler son récit, elle livre Le Chignon d’Agnès Desarthe, qui raconte comment une étudiante en droit est objectifiée et évaluée physiquement par l’un de ses professeurs. Suivront dix autres textes, écrits notamment par Alice Zeniter, Siri Hustvedt, Monica Sabolo, Lola Lafon ou encore Fabienne Kanor, qui offrent des témoignages du plus trivial au plus violent. À ce titre, citons la déflagration que constituent Je brûle d’Ersi Sotiropoulos et Fan Zone de Blandine Rinke.
Si la structure même du livre, avec sa succession de témoignages correspondant pour chacun à une heure de la journée, conditionne la forme du spectacle, Black Lights creuse néanmoins sa structure. Le spectacle la cherche, la taille dans le vif de son sujet, confrontant corps et langues, gestes et paroles. Des moments de danse collectifs ou individuels viennent révéler, amplifier, ou déjouer les récits, se déployant conjointement ou en alternance avec ceux-ci. Soutenu par une création sonore parfois crissante, parfois crispante, où les musiques et sons secs renvoient à ces moments vécus sous tension, l’ensemble dépasse l’énumération des violences subies. Cela est lié à la diversité de la distribution – où les corps, les origines, les langues, les âges, les parcours artistiques diffèrent – comme à la qualité d’engagement et de jeu des interprètes. Mais cela repose, aussi, sur certaines images saisissantes, telle celle où les huit interprètes réalisent au sol des postures improbables, leurs contorsions douloureuses disant bien celles que le patriarcat impose en permanence aux personnes s’identifiant comme femmes.
Si d’autres éléments convainquent moins – comme le dispositif scénique qui, avec ses onze formes (leur nombre renvoyant à celui des récits) mi-végétales mi-minérales, ne révèle pas tout son potentiel d’abstraction et d’imaginaire –, Black Lights déploie une intensité qui va crescendo. Car, au-delà de l’énumération d’exemples de violences, la création brosse un paysage implacable : celui de nos sociétés embourbées dans le patriarcat – et le néolibéralisme, l’un et l’autre se tenant par la barbichette –, où les femmes sont soumises à des violences régulières. Loin d’être des exceptions, celles-ci sont systémiques et s’enracinent dans des structures d’oppressions qu’il importe de traquer, d’analyser, d’attaquer. À leur façon, la rencontre entre la danse et la parole, la réfraction de l’une et de l’autre, le double mouvement à l’œuvre d’éloignement et de rapprochement des gestes et des mots démontent les mécaniques d’oppression phallocrates, sexistes et misogynes. Ils les mettent à nu, amènent les personnages en scène à métaboliser la violence subie en révolte, et à nous interpeller, au passage, sur les luttes venues et à venir.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Black Lights
Chorégraphie et mise en scène Mathilde Monnier
Inspiré de H24, série pour ARTE de Valérie Urrea et Nathalie Masduraud
Textes Agnès Desarthe, Siri Hustvedt, Fabienne Kanor, Niviaq Korneliussen, Lola Lafon, Grazyna Plebanek, Monica Sabolo, Ersi Sotiropoulos, Lize Spit, Alice Zeniter
Traductions Christine Berlioz, Cécile Bocianowski, Gilles Decorvet, Christine Lebœuf, Emmanuelle Tardif, Laila Thullesen
Avec Isabel Abreu, Aïda Ben Hassine, Kaïsha Essiane, Lucía García Pullés, Mai-Júli Machado Nhapulo, Carolina Passos Sousa, Jone San Martin Astigarraga, Ophélie Ségala
Dramaturgie Stéphane Bouquet
Musique Nicolas Houssin, Olivier Renouf
Scénographie Anne Tolleter
Conception et construction Atelier Martine Andrée et Paul Dubois
Lumière Éric Wurtz
Costumes Laurence AlquierCoproduction Compagnie MM, Festival Montpellier Danse, Le Quartz Scène nationale de Brest, Théâtre Garonne Scène européenne (Toulouse), Le Parvis Scène nationale Tarbes Pyrénées (Ibos), Théâtre populaire romand – Centre neuchâtelois des arts vivants et ADN Danse Neuchâtel (La Chaux-de-Fonds)
Avec le soutien de la Région Occitanie, La Fondation d’entreprise HermèsDurée : 1h15
Festival d’Avignon 2023
Cloître des Carmes
du 20 au 23 juillet, à 22hThéâtre de la Cité Internationale, Paris
du 29 novembre au 2 décembreLa Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale
les 17 et 18 janvier 2024Le Parvis Scène nationale Tarbes Pyrénées, Ibos
le 23 janvierThéâtre populaire romand, Centre neuchâtelois des arts vivants et ADN Danse, Neuchâtel
les 26 et 27 janvierMC2: Grenoble, Scène nationale
les 7 et 8 févrierLa Coursive, Scène nationale de La Rochelle
les 13 et 14 févrierLes Salins Scène nationale de Martigues
le 22 févrierLes SUBS & Maison de la Danse, Lyon
du 20 au 23 marsLe Quartz Scène nationale de Brest
les 4 et 5 avrilThéâtre national de Bretagne, Rennes
du 22 au 24 maiThéâtre Garonne Scène européenne, Toulouse
du 29 au 31 mai
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