C’est dans l’écrin à l’italienne du Théâtre de l’Athénée que resplendissent les voix et arrangements d’Orphée et Eurydice, opéra de Gluck de toute beauté, ici revisité par Othman Louati, artiste associé à l’ensemble Miroirs Etendus, dans une mise en scène subtile signée Thomas Bouvet. Un alliage remarquable entre la partition du XVIIIème et la modernité insufflée par cette collaboration artistique de belle tenue.
C’est dans un noir complet accompagné d’un silence recueilli que s’élèvent sous le ciel de la voûte peinte de l’Athénée les premières notes de l’opéra de Gluck, Orphée et Eurydice, dans l’adaptation libre d’Othman Louati et la mise en scène iridescente de Thomas Bouvet qui a le chic pour créer des atmosphères prégnantes et intemporelles, des ambiances chromatiques picturales et offrir à la voix humaine un espace de résonance à la hauteur de sa puissance expressive. L’obscurité du théâtre uniquement trouée par la pointe phosphorescente de la baguette de la cheffe Fiona Monbet tandis que monte doucement la musique de l’orchestre dans les entrailles de la fosse, voilà une entrée en matière de belle augure qui annonce la délicatesse de ce spectacle sublime et crépusculaire, vêtu d’ombres scintillantes et de lumières mouvantes. Composé de trois protagonistes principaux, le couple éponyme et Amour, figure divine orchestrant les destinées des mortels, ainsi que d’un chœur de quatre voix, masculines et féminines à parts égales, pour incarner les rôles secondaires, notamment les créatures chimériques des Enfers, cette relecture portée par Miroirs Etendus, ensemble spécialisé dans la recréation d’œuvres majeures du répertoire lyrique, affirme l’épure d’une distribution réduite et royale, cinq chanteurs pour huit musiciens sonorisés mélangeant sans complexe un alliage de cordes pour le moins surprenant – violon, alto, violoncelle guitare acoustique et électrique – , aux percussions, piano, synthétiseur et clarinette. N’y allons pas par quatre chemins, l’alchimie de l’audace opère merveilleusement. Doublée d’une autre originalité : le rôle d’Orphée a été transcrit et confié à une mezzo-soprano (somptueuse Floriane Hasler en alternance avec Claire Péron) afin de gagner en souplesse d’interprétation de la partition. Pari gagné. Ainsi, la grâce de ce spectacle tient dans la liberté créatrice qu’il s’offre, l’harmonie musicale et visuelle qu’il dessine, et ce réseau d’interprètes remarquables.
Les tableaux imaginés par Thomas Bouvet associent au décor concret d’un champ de fleurs des projections sur rideau transparent, des tracés de lumière dignes des plus émouvantes aurores boréales, des poussées de fumée qui tapissent les parois incandescentes du royaume des ombres. Des images, alternance d’incarnations et d’apparitions, qui sculptent l’alcôve scénique du théâtre, emplissent ses proportions intimistes de leur résonance dramatique et nous renvoient en miroir la dualité du mythe, tiraillé entre deux mondes, les vivants et les morts, les mortels et les dieux, l’éther et la chair. Dans l’opéra de Gluck, dont le livret distille sa portée poétique bouleversante, le récit semble sans cesse écartelé entre les émotions terrestres que traverse Orphée, sa détresse, sa colère, les affres du pacte impossible qu’il accepte pour ramener à la vie sa dulcinée, le conflit qui embrase le couple à peine réuni et le malentendu qui les ébranle et par ailleurs tout ce qui est de l’ordre de l’enchantement et de la transcendance, la persévérance d’Orphée et la séduction de son chant qui lui permettent de franchir les limites du possible, l’intervention d’Amour à deux reprises qui interfère en faveur des amants, la résurrection d’Eurydice dans un happy end aussi incongru qu’inattendu.
La partition suit les méandres de l’intrigue, les émois des amants, tantôt elle s’emporte comme un orage grondant, tantôt s’adoucit dans la suavité des sentiments. Acmé de l’opéra, le duo des retrouvailles d’Orphée et Eurydice est un point d’orgue d’intensité, les voix des chanteuses se mêlent et s’enlacent, Orphée résiste tant qu’il peut, Eurydice insiste, chacun tient sa partie pour que la tragédie ait lieu. Les corps jusqu’ici hiératiques et verticaux, s’agitent, se tordent de douleur, se cherchent et tâtonnent dans cette obscurité de leur âme en proie à des tourments innommables. Thomas Bouvet orchestre dans cette scène fatidique et tout du long de la représentation une direction d’actrices admirable, toute en nuances et subtilités. Il rend visible ce tiraillement des personnages, leur insupportable écartèlement, dans un mélange maîtrisé entre retenue digne et soubresauts de souffrance. Le corps d’Orphée est tantôt tendu, tantôt ployé par le manque, il vit un chemin initiatique sans précédent tandis qu’Eurydice (magnifique Mariamielle Lamagat) nous étreint de son funeste aveuglement et de son désarroi éperdu.
Esthétiquement, chaque détail touche au sublime, les costumes jouent la carte de l’élégance dans la sobriété, robe noire pour Orphée en deuil, blanche pour Eurydice, tout juste mariée, les matières jouent sur les transparences en écho au rideau de tulle qui dévoile à peine le parterre floral caché derrière tout en servant d’écran à la projection gigantesque de la figure céleste de Amour. Longiligne, robe rose soyeuse et chevelure blonde masquant son visage pour mieux lui conférer son aura immortelle, Amour est une abstraction flottant au-dessus des humains et de leurs tourments mais son empathie est réelle. Ici, la voix du personnage ne provient pas de l’image projetée, l’interprète ne chante pas à vue (Amélie Raison, également dans le chœur) mais sa voix spatialisée inonde l’espace du théâtre. Procédé immersif utilisé à plusieurs reprises, en l’occurrence avec le chœur qui répond à Orphée, tantôt visible, tantôt invisible. Quatuor vocal superbe, tout en polyphonies, porté par une présence spectrale à l’unisson, il dialogue avec Orphée et impose une partition de toute beauté.
Entre douceur exquise et violence contenue, nimbé de nappes de guitare électrique qui viennent saturer l’atmosphère des angoisses à l’œuvre dans l’histoire, cet Orphée et Eurydice convoque un réseau d’émotions en grands écarts dans un déploiement visuel et musical harmonieusement tressé et enveloppe l’auditoire de son charme incandescent. A cheval entre répertoire classique et adaptation contemporaine, il opère le mariage fertile des deux et s’achève sur une image d’une tendresse et d’une sensualité toute organique, un plan serré sur une caresse, isolée par un projecteur, vision cinématographique qui vient conclure en poésie ce voyage aller-retour, de l’au-delà à ici-bas.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Orphée et Eurydice
D’après Gluck
dans une adaptation libre d’Othman Louati
Direction musicale Fiona Monbet
Mise en scène Thomas Bouvet
Direction artistique de Miroirs Étendus Romain Louveau
Scénographie Thomas Bouvet & Arnaud Godest
Costumes Aude Desigaux
Création lumières Arnaud Godest
Régisseur lumières Germain Fourvel
Sonorisation et régie générale Anaïs Georgel
Vidéo Borris Carré
Silhouette vidéo Marie-Mathis Aubert
Régie plateau Marie Lévêque
Avec
Orphée Floriane Hasler en alternance avec Claire Péron
Eurydice Mariamielle Lamagat
Amour Amélie Raison
Choeur Olivier Gourdy, Amélie Raison, Ratia Tsanta, Mathilde Rossignol
Ensemble Miroirs Étendus • Violon Rozarta Luka • Alto Violaine Willem • Violoncelle Amélie Potier • Clarinette Antoine Cambruzzi • Cor Emile Carlioz • Guitare et guitare électrique Jérémy Peret • Piano et synthétiseur Romain Louveau • Percussions Emmanuel Jacquet
Production : Miroirs Étendus
Coproduction : Opéra de Rouen Normandie, Théâtre Impérial de Compiègne, Opéra de Lille
Soutien : SPEDIDAMDurée : 1h20
Du 10 au 18 février 2023
A l’Athénée – Théâtre Louis Jouvet
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !