Au Théâtre du Point du jour, à Lyon, l’artiste Ntando Cele part d’Othello pour scruter le racisme et interroger sa propre position d’artiste noire. Un cabaret aussi intelligent que percutant.
On ne le sait pas forcément, mais Othello, héros de la tragédie éponyme (créée en 1604 et proposant le seul personnage central noir dans le théâtre de William Shakespeare), a très souvent été joué par des comédiens blancs (citons Orson Welles dans son adaptation cinématographique de la pièce en 1951, ou Laurence Olivier dans la version de Stuart Burge en 1965). On ne le sait pas forcément non plus, mais il existe une proximité historique entre le go-go dancing (soit les spectacles de strip-tease) et la colonisation – le terme anglais exotic dance étant, d’ailleurs, un synonyme de erotic dance. C’est dans ces deux éléments que s’ancre le spectacle de Ntando Cele. L’artiste sud-africaine formée à Durban (Afrique du Sud) ainsi qu’à Amsterdam et aujourd’hui installée en Suisse, relie dans Go Go Othello les enjeux de la représentation des personnes noires, à travers la question de la fétichisation des corps et du racisme persistant.
Ce show plutôt bien ficelé prenant la forme d’un cabaret, la salle du Théâtre du Point du jour est accessible bien avant le début du spectacle. Le public y (re)découvre l’espace réaménagé et décoré (avec des néons, boules à facettes et autres éléments dorés) comme le serait un lieu dédié au music-hall, donc, tandis qu’une musique de fond installe une atmosphère divertissante. Au choix, les spectatrices et spectateurs peuvent prendre place dans les gradins ou aux tables installées entre scène et salle, voire, commander un verre au bar – élément constitutif du dispositif scénographique.
C’est par les gradins et en traversant le public que Ntando Cele entre en scène. Alors vêtue d’une veste d’époque et seulement de bas et de chaussures à hauts talons, portant un boa, éclairée par une douche, l’artiste arbore un masque (les fameux FPP1) tandis que résonne un extrait de l’opéra Otello de Giuseppe Verdi. Une première image symbolique en ce que cette artiste noire endosse les deux faces du spectacle (la tenue de strip et celle d’Othello) tout en demeurant visuellement muette. C’est un stéréotype qui se présente à nous, qui n’a pas le droit à la parole et rappelle à quel point il est exhibé et, donc, fétichisé. Pour autant, Ntando Cele va la prendre, la parole.
Assumant l’hétérogénéité intrinsèque au cabaret – où les numéros et prouesses épousent diverses formes et esthétiques –, la comédienne, chanteuse et danseuse enchaîne les séquences (seule ou accompagnée par le musicien Simon Ho), en travaillant également les écarts face aux attendus du genre. L’on trouve, ainsi, une présentation via la projection de photos et vidéos de plusieurs femmes artistes noires (de Joséphine Baker à Nina Simone en passant par Cardi B ou Tiffany Haddish), cet exposé se clôturant sur James Earl Jones (né en 1931). L’acteur noir américain qui est notamment connu pour avoir interprété Dark Vador dans Star Wars a, entre autres, joué un extrait d’Othello devant Michelle et Barack Obama lors d’une soirée à la Maison Blanche. Il y a, aussi, ces séquences ponctuelles de film en noir et blanc où Ntando Cele se prête en coulisses et en se maquillant à l’exercice de la vraie-fausse interview. L’occasion pour elle d’évoquer son parcours et son rapport avec Othello ; la permanence du racisme notamment dans le champ théâtral européen ; le souhait de dépasser les assignations (d’où l’importance pour les artistes racisés de ne pas être cantonnés aux rôles et pièces parlant du racisme, des préjugés et de la souffrance née de ces derniers) ; comme la nécessité de construire un théâtre plus inclusif.
Il y a, encore, l’énumération des impensés racistes dans l’univers Disney, les taclages de blackface récents (celui de Gérard Darmon en 2021 sur Instagram). Et puis il y a les numéros et séquences relevant plus du cabaret, donc : numéro de pole dance, chansons (dont on regrette qu’elles ne soient pas traduites en français, au vu de l’importance des textes), effeuillage burlesque, etc. Se glisse également un moment de stand up. Effectué devant un mur de briques blanc évoquant les caves états-uniennes où se sont déployés ces spectacles, ce moment est aussi incisif que juste, quoique la musique, en s’immisçant aux instants les plus caustiques, atténue la force des paroles.
Ce qui se déplie au fil de l’ensemble – que l’artiste porte par une adresse directe sans fard, en jouant de la séduction, des signes pop et paillettes sans éluder l’ambiguïté de sa position de femme noire souvent dénudée devant un public majoritairement blanc – est la permanence de clichés et de stéréotypes racistes (l’extrait d’interview finale de Cardi B signalant que rien n’a changé). Et si Othello synthétise par ce qu’il incarne (et qui l’incarne, et comment) nombre des assignations dont sont victimes les personnes racisées, il se révèle un fil conducteur autour duquel Ntando Cele se permet divers écarts plus autobiographiques. Ce faisant, l’artiste donne à voir l’étendue de son art et transmet avec beaucoup d’esprit, d’énergie et de pertinence sa nécessité : être regardée, écoutée et appréciée sans être fétichisée ni objectivée.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Go Go Othello
Ntando Cele
Musique live Simon Ho
Conception et mise en scène Ntando Cele et Raphael Urweider
Texte Raphael Urweider
Composition Simon Ho, Michael Sauter
Chorégraphie Chera Mack
Création et régie lumière Maria Liechti
Régie son Valerio Rodelli
Costumes Rudolf Jost
Assistée de Isabela Gygax
Scénographie Beni Küng
Assisté de Jacqueline Weiss
Traduction surtitres Marius Schaffter
Assistanat à la mise en scène, surtitres Sandro Griesser
Regards extérieurs Phoebe Boswell, Myah Jeffers, Izabel Barros
Photos Janosch Abel
Production Manaka Empowerment Prod./Nina SautterCoproduction Schlachthaus Theater Berne, Théâtre St-Gervais – Genève, Théâtre Vidy-Lausanne, Kaserne Bâle Expedition Suisse.
Avec le soutien de Ville de Bern, Fonds Swisslos pour la Culture — Canton de Bern, Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture.
Durée 1h15
Théâtre du Point du jour – Lyon
Du 13 au 15 décembre 2023
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